Poèmes maudits (Tome II), de Paul Verlaine...

 POÈMES DES COUCHANTS LOINTAINS


Épigrammes
 

VI

                                                   « … l’orgue de Barbarie ! »
                                                                          P. V.


Ce que j’aime parfois en fait de bruit humain
C’est l’instrument qu’un pauvre éveille sous sa main,
Et dont il joue en chantonnant ses espérances,
Bruit humain, fait de cris et de lentes souffrances 
Dans le soleil couchant au loin d’un long chemin,

Rue ou roule, emplissant la banlieue et la ville
De son chant toujours triste en dépit du morceau :
Est-ce espoir qui s’endort, est-ce révolte vile ?

Ah ! plutôt n’est-ce pas l’escorte qui défile
Des rêves, revenus de la tombe au berceau

Et qui vont du berceau retourner à la tombe,
Sans fin, sans lieu, soleil couchant jamais éteint,
Rue ou route qu’un horizon d’automne étreint,
Perpétuel, heure arrêtée, âme que plombe
Et surplombe un ennui qu’on ignore et qu’on craint.


VII

Je suis si fatigué de la lutte
Qu’il ne me faut plus qu’un air de flûte
Très éteint en des couchants lointains.
 
Ah, plus le clairon fou de l’aurore !
Le courage est las d’aller plus loin.
Il veut et ne peut marcher encore.

La rouge action de la journée
N’est plus qu’un rêve courbaturé
Pour ma tête encor que couronnée,

 Toute victoire de la journée
Flotte en mon demi-sommeil lauré.

Femme, sois à ce héros qui bute
D’avoir marché sans cesse en avant,
L’huile sur son corps après la lutte,

— Plus du clairon fou : la molle flûte !
La paix dans mon cœur dorénavant.



XIX

C’est l’amitié commencée en le bleu
D’une amourette orageuse parfois
Maintenant amitié, dis-je, de choix. 
 
Naïve, et rude un peu, de deux vieux,
Le dévouement qui ne marchande ni
Reproche vif ni pardon infini ;

La vie étant, tel le soleil couchant,
Douce plutôt aux cœurs atténués,
Nous dit : Enfants vieillis, continuez,

Sens apaisés, cœurs jeunes s’apaisant.
Et vous verrez, au très proche horizon,
Poindre et grandir, si bonne ! la raison.



X

On fut jeune et l’on l’est encore,
Cœur de diamant, âme d’or
Pur et dur, un trésor à prendre…

Mais par qui ? pour qui ? Que non pas !
On ne l’aura pas sans combats
Ce trésor qui n’est pas à vendre.

C'est le contact, c'est le conflit
Dans le sens, pur alors, qu’on lit
Sur l’or lucide des batailles. 

Fi des faciles compromis !
Vivent de dignes ennemis
Pour d’honorables funérailles !


IX

                                                   À Henri Bauër

Être tout de beauté, tout de bonté,
Été naïf, vouloir l’être resté ;

La tâche douce est rude aussi ; la vie,
Couronne d’or, immortelle et souci,

Sceptre de diamants couleur de larmes,
Grandeur, belles, oui, mais imbelles armes,

Lois qu’on va dicter, mais plutôt en rêve !
Voir se noyer ses vaisseaux de la grève,

Amiral dont la mer n’a pas voulu
Et qui l’a déposé sur le rivage

Inattendu de quelque île sauvage
Pour le régal de l’habitant goulu.


V

Le train passe et les temps sont passés,
Mais je n’ai pas oublié la bonne,
La grande aventure, et je le sais
Que Dieu m’a béni plus que personne.
Le train passe et les temps sont passés.
Mais l’heure de grâce reste et sonne.

Le train passe, blanc panache en l’air,
Devant la rougeâtre architecture
je vécus deux fois en hiver
Et tout un été… sans aventure.
Le train passe, blanc panache en l’air,
Avec moi me carrant en voiture.

Sans aventure, ah ! oui, ces hivers
Et cet été ! D’aventure, aucune !
Moi qui les aime à titres divers,
En plein scandale ou bien sous la lune.
Sans aventure, ah ! oui, ces hivers
Et cet été ! La morte infortune !

Ingrat cœur humain ! mais souviens-toi,
Gentleman improvisé qui files.
Mais souviens-toi donc : ici la Foi
T’investit, loin du péché des villes.
Ingrat cœur humain ! mais souviens-toi
Qu’ici la Foi but tes larmes viles.

Le train passe et les temps sont passés,
Mais je n’ai pas oublié la bonne,
La grande aventure, et je le sais
Que Dieu m’a béni plus que personne.
Le train passe et les temps sont passés.
Mais l’heure de grâce reste et sonne.


VI

Cette Ronde de nuit qui du reste est de jour,
De quel jour de mystère avec quelle ombre autour ?

Crépuscule du soir ou du matin, qu’importe
À l’œil charmé du bon ou bien du mauvais tour —
Un tas d’hommes armés sort d’une vague porte
Dans un dessein terrible ou quelque but farceur. 

Ce vieux batteur de caisse évoque un franc suceur.
Là-bas tel imprudent agace une arquebuse.
Un fier porte-drapeau derrière lui s’amuse
À brandir du satin jaune et noir sur le ciel. 

Et l’enfant-aux-poissons (comme dans Raphaël,
Mais flamande déjà plus que toute une Flandre)
S’effraie et rit, tandis que, las un peu d’attendre,
Les chefs, soie et bijoux, le premier long et sec,
L’autre court et ventru, délibèrent avec
L’air de seigneurs qui n’ont plus grand’chose à se dire.
On s’égaie, on s’étonne, on frissonne, on admire.


XI

Le long du ruisseau clair aux bouillons familiers,
La ville a l’air, depuis qu’elle est ainsi châtrée,
Tout autre. Ce n’est plus la tourelle échancrée ; 

Le grand beffroi dit l’heure, on croirait, pour ailleurs ;
Tambours et clairons ont comme des sons railleurs
De ne plus avoir un écho pour leur répondre ; 

Et le soleil couchant, quand dans l’or il s’effondre.
Pleure du sang de n’ouïr plus, les soirs d’été.
Monter vers lui l’air sombre et gai répercuté.


XIII

Quand nous irons, si je dois encor la voir,
Dans l’obscurité du bois noir,

Quand nous serons ivres d’air et de lumière
Au bord de la claire rivière,

Quand nous serons d’un moment dépaysés
De ce Paris aux cœurs brisés,

Et si la bonté lente de la nature
Nous berce d’un rêve qui dure,

Alors, allons dormir du dernier sommeil !
Dieu se chargera du réveil.



VII

Le visage est suavement indifférent,
Comme attendant le culte à venir que lui rend
Toute herbe et toute chair depuis cette naissance,
Et se pare d’une inquiétante innocence.

Vénus, debout sur le plus beau des coquillages,
Aborde, nue, au moins sauvage des rivages,
Ne cachant de son corps avec ses longs cheveux
Que juste ce qu’il faut pour qu’y dardent nos vœux. 

Une nymphe, éployant un clair manteau, s’empresse
À vêtir en impératrice la déesse ;
Et deux Vents accourus, beaux éphèbes ailés,
Des cuisses et des bras l’un à l’autre mêlés,
De qui l’un est Zéphyre et dont l’autre est Borée,
Soufflent l’amour divin et la haine sacrée.


 XXIX

Une inquiétude profonde
M’agite en douloureux transports
Entre le sublime et l’immonde :

— Deux écueils, Seigneur, ou deux ports ?

*

« Vieux fou, songe plutôt au jour
Où tu devras régler ton compte,
Et surtout, va, sans fausse honte,
Quitte ces amours-ci pour l’éternel Amour.
»

*

— « Je le veux, et vraiment j’abjure
La chair blanche et ce noir velours,
Et j’offre à l’Amour des amours,
D’un cœur encor tout simple, une ardeur toute pure.

« L’amitié, j’y renonce aussi
En partie : elle est décevante.
Ne débutant comme servante
Que pour tourner catin dès son coup réussi. »

*

« Mon Dieu laissez rentrer en grâce
Un pécheur qui revient de loin !
À moi la tâche, à vous le soin
D’encourager au bien cette âme qui se lasse.

« J’ai prouvé que je vous aimais :
J’entends vous aimer plus encore
Et du soir jusques à l’aurore,
Et de l’aurore au soir vous servir à jamais.

« Toutes occupations autres
Que de vous chercher, je les hais…
Voyez que je ne mens pas… Mais
Guidez-moi, que je puisse encore être des vôtres. »


XII

La mort qui n’est pas loin de moi,
Moins loin que tant de cœurs en fuite,
Elle est fidèle, elle a ma foi,
J’ai la sienne. Oh ! mourir plus vite

Que de cette vie au souci
Perpétuel, sale besogne,
Noire bourrelle sans merci
Qui vous flatte et vous trompe aussi.
— Vite au charnier, vieille charogne !


XXIII

C’est une face avec un casque en cône tronqué
Sur le front de laquelle une main mal définie
Au bout d’un bras de rêve a sa poigne eu harmonie,
Comme contre la pensée un geste un peu manqué.

Un sein, est-ce le gauche ou le droit ? mais un seul sein,
Pend sous le bras, — battant pour qui ? Près d’allaiter qu’est-ce
Et du cône tronqué du casque un panache laisse
Monter parfois dans son allure un cœur sans dessein…


XX

Aux Funérailles de l’Honneur,

J’ai fait jadis le coup de poing
 Guerre et Commune, point au point,
Je me battais avec bonheur.

Aujourd’hui que je me fais vieux.
Je caresse encor de mon mieux
Ces chères chimères du cœur

Et de la tête, — « Et tu fais bien,
Me dit quelque chose d’ancien
Et d’éternellement vainqueur,

« L’âme, c’est la tête et le cœur. »


XII

On finit par s’habituer
À la trahison de la femme :
La vie est faite de la trame
Qu’elle tisse pour nous tuer.

Après un temps d’apprentissage
On ne saurait plus s’en passer ;
D’abord on s’escrime à ruser,
Puis c’est la fatigue, — et l’usage.

La colère cède à l’ennui
Qui fait bientôt place à la presque
Indifférence moins grotesque
Que tel transport qui nous a nui.

Puis la confiance charmante
Revient, avec le correctif
D’à son tour se rendre fautif
Et de tromper aussi l’amante

Qui vous pardonne s’il lui plaît.
Mais tout cela c’est pitoyable !
Il n’y a guère que le diable
Pour profiter d’un jeu si laid.

Bah ! mieux vaudrait sans tant d’ambage
Se fermer, sans plus biaiser,
Les yeux d’un mutuel baiser.
Car le plus fin c’est le plus sage.


XXII

Ce n’est pas du Nord aujourd’hui
Que m’arriverait la lumière ;
Du Midi non plus, en dernière
Analyse. Du centre, oui ?

Non. Mais d’où ? De nulle part, — là !
Rien n’égale ma lassitude :
Laissez-moi rentrer dans l’étude
Du bon vieux temps qu’on persifla.

J’aime les livres lus et sus,
Je suis fou de claires paroles,
J’adore la Croix sans symboles :
Un gibet et Jésus dessus.


VIII

Je suis les lois d’un monarque
Plus fol encor que mon cœur.
Mon illogisme vainqueur
Mène, où ça ? ma pauvre barque...
 
Las j'ai ratiociné
Tant que je finis par croire
À de l’art conjuraloire
Et que je suis destiné
 
Cette chance et ce guignon
Qui se disputent ma vie,
Sont-ce, en la route suivie,
L’ange ou le faux compagnon,

Ou tout simplement mon tort
Propre et l’incertain moi-même ?…
Bah ! que ma règle suprême
Soit nous, discors ou d’accord !



XXV
 
Lamartine, en buste noir, paré pour l’allure
D'une si juste apothéose d’un tel dieu,
Le fond qui convenait seul à cette figure.
Avec son bras derrière et l’œil lier, d’un tel bleu

Céleste comme un lac, humain comme un martyre,
Qu’en vérité, blessé d’un trait mortel au flanc,
On dirait d’un vieil aigle en sa gloire et son ire
Dressant sur l’infini son bec dur au chef blanc.


XXV

Decadent

1.

Ce livre est sûr de mal plaire
Aux trop jeunes d’entre vous,
Mais peut-être il sera doux
À tel aussi que tolère
Son âge encor parmi nous.

J’y formule mes idées
En termes à point précis
Pour les gens enfin rassis
Et las de choses tentées
Dans un jadis indécis.

En sourdine, à ma manière
Selon mon temps et mes us
Et mes coutumes élus
En forme d’avant-dernière
Ou dernière fin, sans plus…

Le poète qu’il faut être
Et que j’ai, dit-on, été
(Le suis-je, dites, resté ?)
Craint de ne plus le paraître,
— Cas terrible, en vérité ! —

Dès qu’il se sent moins sincère
Que par trop judicieux.
Las ! que c’est de tourner vieux !
La prudence est nécessaire :
Qu’être dupe valait mieux !

2.

J’admire l’ambition du Vers Libre,
— Et moi-même que fais-je en ce moment
Que d’essayer d’émouvoir l’équilibre
D’un nombre ayant deux rythmes seulement ?

Il est vrai que je reste dans ce nombre
Et dans la rime, un abus que je sais
Combien il pèse et combien il encombre,
Mais indispensable à notre art français
 
Autrement muet dans la poésie
Puisque le langage est sourd à l’accent.
Qu’y voulez-vous faire ? Et la fantaisie
Ici perd ses droits : rimer est pressant.

Que l’ambition du Vers Libre hante
De jeunes cerveaux épris de hasards !
C’est l’ardeur d’une illusion touchante.
On ne peut sourire à leurs écarts.

Gais poulains qui vont gambadant sur l’herbe
Avec une sincère gravité !
Leur cas est fou, mais leur âge est superbe,
Gentil vraiment, le Vers Libre tenté !

3.

Après tout, ils ont sans doute raison,
Puisque notre vie est aux trois quarts faîte ;
C’est à nous de leur céder la maison,
En nous réservant toutefois le faîte.

La jeunesse, hélas ! aime à triompher.
Nous fûmes aussi triomphaux et jeunes.
Sans plus qu’eux de pente à philosopher.
Bah, qu’ils aient la faim, nous aurons les jeunes.

Qu’ils gardent Ibsen ! Nous, c’était Hugo.
Qu’ils soient tant et plus, nous restons les mêmes.
N’étant pas trop vieux, n’allons tout de go
Pas encor songer aux plongeons suprêmes.

Laissons-les grandir. Leur art mûrira :
Ils ne viennent que d’entrer dans le temple,
Et notre mort pleurée approuvera
Ceux à qui nous avons donné l’exemple.



Épilogue

Les extrêmes opinions 
Qu’hier encor nous pratiquâmes

Et qu'aujourd’hui nous renions

Sont pourtant de nos pauvres âmes
La vie et peut-être l’honneur,
La vie en fleur, l’honneur en flammes.

Le siècle et son train suborneur
Nous corrompent si vite ensuite
Qu’on n’en sait rien, par un bonheur.

On se blase, l’on se croit quitte
De tous devoirs et de tous droits.
C’est affreux d’oublier si vite

Ce que tu veux, ce que tu crois ;
Pour quelle triste insouciance !
Ah ! Dieu, plutôt sous Votre croix,

Satan, plutôt, par la science,
Les grandes erreurs de jadis
Ou l’ignorante confiance

Quand j’aspirais au Paradis.

*

Il faut toujours être meilleur 
Que l’homme que l’on voudrait être
Et qu’on souhaite de paraître, 
Dans l’enthousiasme et dans l’heur

Certainement, le Sage doit 
Aimer en outre, même hostile, 
Même affreuse, même inutile, 
La destinée où Dieu le voit 

Se perfectionner sans cesse 
Par l’effort désintéressé 
D’un cœur enfin débarrassé 
De toute l’ancienne bassesse

Mais dans l’enthousiasme et l’heur
D’être meilleur encore que d’être 
Celui qu’on veut être et paraître, 
Il faut toujours être meilleur.

Se méfier de tout souci 
Sauf de tel que l’Église enjoint, 
Mettre sa conscience au point 
Pour écrire ce livre-ci.

*

Bah, résume ta vie
Dans l’art calme et dans l’heur
Du Bien qui te ravit
Et du Beau qui ne leurre.

 *

Ces quelques vers, libelle imbelle,
Commencés chrétiennement
Bien qu’un peu pédantesquement,
En somme font une fin belle.

Après avoir vagabondé,
Malgré de trop strictes promesses,
Dans passablement de prouesses
D’où leur nom sortit galvaudé,

Ils en reviennent, ces vers miens,
Contrits de toutes les manières,
Arborant les seules bannières,
Vexilla regis, en chrétiens.

En pénitents, vœux et pratique
Qui se retirent du démon
Et, débutant par un sermon,
Se parachèvent en cantique…

 *

Fasse Dieu qui voit l’avenir,
À l’auteur de ce petit livre
Qui, lui non plus, ne sut pas vivre,
La grâce aussi de bien finir.

 

 

 POÈMES DU SCEPTRE DE DIAMANTS

 

Invectives
 

III

Art poétique "ad hoc"

Je fais ces vers comme l’on marche devant soi
— Sans musser, sans flâner, sans se distraire aux choses
De la route, ombres ou soleils, chardons ou roses —
Vers un but bien précis, sachant au mieux pourquoi !

J’adore, autrement, certain vague, non à l’âme,
Bone Deus ! mais dans les mots, et je l’ai dit —
Et je ne suis pas ennemi d’un tout petit
Brin de fleurette autour du style ou de la femme.

Pourtant — et c’est ici le cas — j’ai mes instants
Pratiques, sérieux si préférez, où l’ire
Juste au fond, dans le fond injuste en tel cas pire,
Sort de moi pour un grand festin à belles dents.

Ce festin, je ferai des milliards de lieues
Pour me l’offrir et le manger avec les doigts,
Goulûment, salement, sans grand goût ni grand choix.
Et j’inaugure aujourd’hui ce ruban de queues,

À l’effet de me payer goujat et docteur,
Niais ou vaurien, pute ou prude, ample provende ;
Sang qui soûle, vraiment appétissante viande…
— Surtout n’excusez pas les fautes de l’auteur !


II

Post-scriptum au prologue

Ci, avant que d’entamer
Ce livre où mon fiel s’amuse,
Je récuse comme Muse
Celle qui ne sut m’aimer,

Celle à qui mon nom sut plaire,
Quand j’avais un sou vaillant,
Et qui me lâcha m’ayant
Ruiné, non en colère,

Non pour tel ou tel grief,
Sans nul doute un peu plausible,
Mais de sang-froid, plus horrible
Que tel criminel grief,

Mais plus lâche que nature
Contre un homme à terre par
Le fait d’elle seule, car,
Car… ô l’immonde aventure !

Je me tairai par grandeur
Et mon fiel fier qui s’amuse
Récuse à litre de Muse
Cette épouse sans pudeur.

IV

Littérature


Confrères mal frères de moi
Qui m’enterriez presque jadis
Sous tout ce silence — pourquoi ? —
Depuis l’affreux soixante-dix.
Confrères mal frères de moi. 

Bons camarades de la Presse
Comme aussi de la Poésie,
Fleurs de muflisme et de bassesse ?
Élite par quel Dieu choisie,
Par quel Dieu de toute bassesse ?

Pourquoi ce silence mal frère
Depuis de si longues années,
Et tout à coup comme en colère
Ces clameurs, comme étonnées,
Pourquoi ce changement mal frère !

Ah, si l’on pouvait m’étouffer
Sous cette pile de journaux
Où mon nom qu’on feint de trouver
Comme on rencontre des cerneaux
Se gonfle à le faire crever !

C’est ce qu’on appelle la Gloire !
— Avec le droit à la famine,
À la grande misère noire
Et presque jusqu’à la vermine —
C’est ce qu’on appelle la Gloire !


XVI

Détestant tout ce qui sent...

                                                     Si jamais quelques noms s’embrouillent sur ma lyre
                                                    Ce ne sera jamais que Grivel et Grévil.


Détestant tout ce qui sent la littérature,
Je chasse de ce livre uniquement privé
Tout ce qui touche à l’horrible littérature.

Pourtant un mot, un simple mot, et puis c’est tout,
Sur un faquin qui s’est permis des facéties
À mon endroit. — Un simple mot et puis c’est tout.

J’étais à l’hôpital, lequel ? Vraiment le sais-je,
Étant si coutumier et du fait et du lieu !
J’étais à l’hôpital. Dire lequel ? Qu’en sais-je ?

Or pendant ce temps-là de miens cuisants ennuis,
De douleurs non pareilles et de quantes souffrances,
Et pendant ce temps-là de miens cuisants ennuis,

De remèdes amers, d’opérations dures,
D’odeurs mauvaises, de misères et de tout !
Ô remèdes amers, opérations dures !

Ce monsieur crut plaisant de me couper en deux !
Le poète, très chic, l’homme, une sale bête.
Voyez-vous ce monsieur qui me coupait en deux ?

Rentre, imbécile, ton « estime », pour mes livres.
Mais ton mépris pour moi m’indiffère, étant vil.
Garde, imbécile, ton « estime » pour mes livres,

Dernier des reporters, et premier de Graivil.


V

Metz

Tous peuples frères ! Autant dire
Plus de France, même martyre,
Plus de souvenirs, même amers !
Plus de la raison souveraine,
Plus de la foi sûre et sereine,
Plus d’Alsace et plus de Lorraine…
Autant fouetter le flot des mers.

Autant dire au lion d’Afrique :
Rampe et sois souple sous la trique.
Autant dire à l’aigle des cieux :
Fais ton aire dans le bocage
En attendant la bonne cage
Et l’esclavage et son bagage.
Autant braver l’ire des dieux !

Et quant à l’Art, c’est une offense
À lui faire dès à l’avance
Que de le soupçonner ingrat
Envers la terre maternelle,
Et sa mission éternelle
D’enlever au vent de son aile
Tout ennui qui nous encombrât.

Il nous console et civilise,
Il s’ouvre grand comme une église
À tous les faits de la Cité.
Sa voix haute et douce et terrible
Nous éveille du songe horrible.
Il passe les esprits au crible
Et c’est la vraie égalité.

Ô Metz, mon berceau fatidique,
Metz, violée et plus pudique
Et plus pucelle que jamais !
Ô ville où riait mon enfance,
Ô citadelle sans défense
Qu’un chef que la honte devance,
Ô mère auguste que j’aimais.

Du moins quelles nobles batailles,
Quel sang pur pour les funérailles
Non de ton honneur, Dieu merci !
Mais de ta vieille indépendance,
Que de généreuse imprudence,
À ta chute quel deuil intense,
Ô Metz, dans ce pays transi !

Or donc, il serait des poètes
Méconnaissant ces sombres fêtes
Au point d’en rire et d’en railler !
Il serait des amis sincères
Du peuple accablé de misères
Qui devant ces ruines fières
Lui conseilleraient d’oublier !

Metz aux campagnes magnifiques,
Rivière aux ondes prolifiques,
Coteaux boisés, vignes de feu,
Cathédrale toute en volute,
Où le vent chante sur la flûte,
Et qui lui répond par la Mute,
Cette grosse voix du bon Dieu !

Metz, depuis l’instant exécrable
Où ce Borusse misérable
Sur toi planta son drapeau noir
Et blanc et que sinistre ? telle
Une épouvantable hirondelle,
Du moins, ah ! tu restes fidèle
À notre amour, à notre espoir !

Patiente, encor, bonne ville :
On pense à toi. Reste tranquille.
On pense à toi, rien ne se perd
Ici des hauts pensers de gloire
Et des revanches de l’histoire
Et des sautes de la victoire.
Médite à l’ombre de Fabert.

Patiente, ma belle ville :
Nous serons mille contre mille.
Non plus un contre cent, bientôt !
À l’ombre, où maint éclair se croise.
De Ney, dès lors âpre et narquoise,
Forçant la parte Serpenoise,
Nous ne dirons plus : ils sont trop !

Nous chasserons l’atroce engeance
Et ce sera notre vengeance
De voir jusqu’aux petits enfants
Dont ils voulaient — bêtise infâme ! —
Nous prendre la chair avec l’âme
Sourire alors que l’on acclame
Nos drapeaux enfin triomphants !

Ô temps prochains, ô jours que compte
Éperdument dans cette honte
Où se révoltent nos fiertés,
Heures que suppute le culte
Qu’on te voue, ô ma Metz qu’insulte
Ce lourd soldat, pédant inculte,
Temps, jours, heures, sonnez, tintez !

Mute, joins à la générale
Ton tocsin, rumeur sépulcrale,
Prophétise à ces lourds bandits
Leur déroute absolue, entière
Bien au-delà de la frontière,
Que suivra la volée altière
Des Te Deum enfin redits !

XXIII

Anecdote

Le poète, mourant de faim
Suivant l’immuable légende,
S’en alla frapper à la fin
Chez un éditeur de sa bande.

— Sa bande, car ce sont bandits
Que tels éditeurs et poètes —
A l’effet d’un maravédis
Ou deux, pour rompre ses diètes.

L’éditeur qui venait de ne
Vendre… qu’une édition toute,
Bref, répondit : « Mon vieux, vous me
Volez comme sur la grand’route. »

Le poète, toujours serein,
Et toujours serin, lui réplique :
Des voleurs comme moi, je crains
Qu’il n’en soit pas assez pour le bien de la République.

25 février 1895.


XXV

À l'adresse d'aucuns

Rompons ! Ce que j’ai dit, je ne le reprends pas.
Puisque je le pensai, c’est donc que c’était vrai,
Je le garderai jusqu’au jour où je mourrai
Total, intégral, pur, en dépit des combats.

De la rancœur très haute et de l’orgueil très bas,
Mais comme un fier métal qui sort du minerai
De vos nuages à la fin je surgirai,
Je surgis, amitiés d’ennuis et de débats.

Ô pour l’affection toute simple et si douce
Où l’âme se blottit comme en un nid de mousse.
Et fi donc de la sale « âme parisienne ».

Vive l’esprit français, d’Artois jusqu’en Gascogne,
De la Champagne et de l’Argonne à la Bourgogne,
Et vive un cœur, morbleu ! dont un cœur se souvienne !


 VI

À monsieur le docteur Grandm***,
Interne des hôpitaux de Paris

Tu fus inhumain
De sorte cruelle.
Tu fus inhumain
De façon mortelle.
Tu fus inhumain
Sans rien de romain.

Tu n’as d’un Romain…
De la décadence,
Tu n’as d’un Romain
Que ta grosse panse.
Tu n’as de Romain
Que d’être inhumain.

Tu fus dur et sec
Comme un coup de trique.
Tu fus dur et sec
Comme une bourrique
Qui ruerait avec
Un rein dur et sec.

Le pauvre à ta voix
Tremblait comme feuille.
Le pauvre — à ta voix !
Qu’épuise et qu’endeuille
La faim, à la fois,
La soif — et ces froids !

Et maudis sois-tu,
Selon tes mérites,
Donc maudit sois-tu,
Vil bourreau dodu
Oui, maudit sois-tu
Suivant ta vertu !



 XXVII

Ballade en faveur
De
Léon Vanier et Cie

Ce que j’aime, Dieu seul le sait.
Autant que le diable l’ignore…
J’aime d’abord ce qui me fait
Plaisir, — puis ce qui presque encore
(Telles, pillules que l’on dore)
Me fait mal, peine, doute ou peur.
Mais, mes amis, ce que j’adore
Surtout, ce sont mes éditeurs.

J’aime la femme, — un fait, ce l’est
Indubitable, — comm’ j’abhorre
(Avec apocope) le laid !
J’aime l’absinthe bicolore :
Verte et blanche, autant que j’honore
De loin l’eau pure et ses horreurs.
Mais ce qui vaut un : « Ah ! » sonore
Surtout, ce sont mes éditeurs.

Ils sont charmants, doux comme lait,
Luisants comme louis qui se dore
(Avec apocope) et qui plaît
À tout le monde. Un los s’essore
Et l’envieux que l’envi’ fore
(Avec apocop’) — ses fureurs ! —
(Avec idem) crèv’ comm’ pécore ;
Mais, au fond, viv’nt mes éditeurs !

Envoi

Du Kohinnor et de Lahore
Princes trop grands, mais peu donneurs,
C’est vers vous que je m’édulcore,
Mes chers, mes tendres éditeurs.




Dédicaces


III

                                                   À Maurice Bouchor

Jeunesse folle bien, extravagante au point :
Tel un page sa dame au cœur, sa dague au poing,
Bondissant, comme hennissant, s’il meurt, tant pis !

Âge d’homme pensif et profond dont témoigne
On dirait, l’on dirait, sonnée à pleine poigne,
La tour changée en nourrice de Saint-Sulpice. 

Soldat du rire franc, saint, sinon point encor,
Du moins religieux d’esprit sinon d’état :
Il s’appelle Maurice ainsi que ce soldat.
Et se nomme Bouchor comme saint Bouche d’or.

Chaque effort de son œuvre acclame bien sa date
Et, sous ses deux patrons, ce qu’en outre elle arbore
C’est bien la bonne foi sortant par chaque pore
Et l’amour du métier que chaque heure constate.


 III

                                                   À Arthur Rimbaud

Mortel, ange ET démon, autant dire Rimbaud,
Tu mérites la prime place en ce mien livre
Bien que tel sot grimaud t’ait traité de ribaud
Imberbe et de monstre en herbe et de potache ivre.

Les spirales d’encens et les accords de luth
Signalent ton entrée au temple de mémoire
Et ton nom radieux chantera dans la gloire,
Parce que tu m’aimas ainsi qu’il le fallut.

Les femmes te verront grand jeune homme très fort,
Très beau d’une beauté paysanne et rusée,
Très désirable d’une indolence qu’osée !

L’histoire t’a sculpté triomphant de la mort
Et jusqu’aux purs excès jouissant de la vie,
Tes pieds blancs posés sur la tête de l’Envie !

III

                                                   À Arthur Rimbaud

Toi mort, mort, mort ! Mais mort du moins tel que tu veux,
En nègre blanc, en sauvage splendidement
Civilisé, civilisant négligemment…
Ah, mort ! Vivant plutôt en moi de mille feux

D’admiration sainte et de souvenirs feux
Mieux que tous les aspects vivants même comment
Grandioses ! de mille feux brûlant vraiment
De bonne foi dans l’amour chaste aux fiers aveux.

Poète qui mourus comme tu le voulais,
En dehors de ces Paris-Londres moins que laids,
Je t’admire en ces traits naïfs de ce croquis,

Don précieux à l’ultime postérité
Par une main dont l’art naïf nous est acquis,
Rimbaud ! pax tecum sit, Dominus sit cum te !

 

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