Poèmes maudits (Tome I), de Paul Verlaine...
L'autre Verlaine
Dans la plupart des collections de poésie, et plus largement dans l'imagine collectif, l’œuvre de Verlaine se résume en général aux quatre recueils de jeunesse qu'il a écrits et publiés avant 1875 : Poèmes saturniens (1866), Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1870) et Romances sans paroles (1874).
Ces quatre petits livres, écrits avant ses trente ans, ont posé le point de départ de sa légende en fixant la "première impression"
du public à son égard. Et ils l'ont fait d'autant plus fortement qu'ils
contenaient une série d'innovations poétiques et de chefs-d’œuvre qui ne pouvaient que marquer
durablement ses lecteurs, comme en témoigne l'enthousiasme de Rimbaud
alors âgé de seize ans en les découvrant, d'abord dans sa première Lettre du Voyant du 25 août 1870 adressée à son professeur Georges Izambard :
"— J’ai les Fêtes galantes de Paul Verlaine, un joli in-12 écu. C’est fort bizarre, très drôle ; mais, vraiment, c’est adorable. Parfois, de fortes licences ; ainsi : "Et la tigresse épou — vantable d’Hyrcanie" est un vers de ce volume. — Achetez, je vous le conseille, la Bonne Chanson, un petit volume de vers du même poète ça vient de paraître chez Lemerre."
Puis dans sa seconde Lettre du Voyant du 15 mai 1871 adressée au poète Paul Demeny :
"Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Il est chargé de trouver une langue qui sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée.
Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine — car les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. La nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète."
Naturellement ce premier effet d'enthousiasme du public s'est répercuté dans l'institution scolaire et les médias, qui l'entretiennent depuis. La plupart des poèmes de Verlaine enseignés de nos jours à l'école sont tirés de ces quatre premiers volumes : Mon Rêve familier, Colloque sentimental, L'heure du berger, Il pleure dans mon cœur, Green, et surtout la célèbre Chanson d'Automne,
reprise en 1941 par Charles Trénet, puis utilisée en juin 1944 par
Radio Londres comme signal de soulèvement de la Résistance, qui a
inspiré bien des années plus tard un des plus grands standards de la
chanson française : Je suis venir te dire que je m'en vais, de Serge Gainsbourg (1973) :
Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.
À ces quatre ouvrages de jeunesse, les plus connus du public,
s'ajoutent dans les cercles des connaisseurs de Verlaine les quatre
recueils suivants, construits à partir du recueil démembré Cellulairement écrit en prison entre 1873 et 1875 pendant que Verlaine préparait la publication des Romances sans paroles : Sagesse (1880), Jadis et Naguère (1884), et dans une moindre mesure Amour (1888), et Parallèlement (1889).
Ces
livres plus épais, bâtis à la hâte dans les années 1880 à partir de
pièces recyclées des années 1870, prolongent à bien des égards le ton et
l'univers de la première moitié de la vie de Verlaine, sur lesquels
s'est bâtie sa légende, notamment sa relation avec Rimbaud et son
ex-femme Mathilde Mauté. Cela explique, pour une grande part, que les amateurs de Verlaine se plaisent à les parcourir et y trouvent leur compte.
Huit recueils publiés avant 1889, qui constituent depuis presque cent-cinquante ans le corpus verlainien fondamental édité et en circulation. Au moment de la parution du dernier, Parallèlement, Verlaine a quarante-cinq ans. Il lui reste sept ans à vivre. Et comme s'il cessait toute activité littéraire, pour ce qui a été écrit après, le néant.
Pourtant
Verlaine ne cesse pas de publier après 1889, à un rythme même plus
soutenu qu'avant (plus d'un recueil par an), et des textes absolument
nouveaux, originaux.
Mais décontenancés par le caractère atypique, brouillon ou
négligé de ces ouvrages, leur ton introductif souvent prosaïque ou
familier, et surtout leur caractère très religieux, la critique, les
éditeurs et les universitaires agissent à leur égard comme s'ils étaient
une portion négligeable de l'œuvre, qu'il fallût mettre de côté, voire
renier, parce qu'elle n'était pas à la hauteur des premiers textes et
ternissait l'image du poète, ou faisait honte à ceux qui s'en réclamaient. Et ils n'hésitent pas à opposer l’œuvre d'un "premier Verlaine" des années 1870, créatif, flamboyant, celle d'un "second Verlaine" de la "déchéance poétique" et du "renoncement" des dernières années.
C'est, à tous égards, une erreur. La lecture attentive des ouvrages écrits par Verlaine après 1889 montre une œuvre de
poète considérable, de qualité exceptionnelle, mais aussi de théoricien
et de critique littéraire très fin si l'on prend la peine de se pencher sur ses
conférences et sur ses notices critiques et esthétiques.
Non seulement les spécificités de l'écriture poétique de Verlaine restent intactes pendant cette période, mais on peut même dire qu'elles se renouvellent,
s'exacerbent et se systématisent.
Ce renouveau poétique, inédit depuis sa séparation d'avec Rimbaud en 1875, a trois origines.
Dans ses dernières années, Verlaine parvient, après un long cheminement, à trouver un souffle nouveau dans la religion, dans laquelle il basculait au gré de ses errances et
repentirs depuis son incarcération de 1873-1875. Affectivement, la double relation qu'il entame avec les prostituées Eugénie Krantz et Philomène Boudin lui offre une stabilité salutaire après la période très difficile qui a suivi le décès de Lucien Letinois en 1883 et surtout de sa mère en 1886. Enfin la petite notoriété retrouvée à partir de 1885 lui permet d'être un observateur privilégié placé au centre de la scène artistique de son temps, très attentif aux innovations, et soucieux d'inscrire son œuvre dans la plus extrême modernité.
Comment expliquer, dès lors, que la dernière partie de sa poésie soit systématiquement mise de côté ?
Notre
postulat est qu'il n'y a pas, poétiquement, deux mais un Verlaine. Mais que celui-ci
se
saborde à partir de 1885 en ne prenant plus
la peine de faire un travail d'élagage et de sélection soignée de sa
production poétique, comme avant 1884. Tiraillé entre ses échecs relationnels,
professionnels et ses problèmes de
santé, ballotté d'hôpitaux en logements de fortune, il jette pêle-mêle dans des recueils
alimentaires
tout ce qu'il écrit.
Alors qu'il prenait auparavant entre deux et trois ans pour composer et organiser ses recueils (en atteste sa correspondance avec
Lepelletier), ses nécessités financières font que ses livres ne sont plus épurés par un travail de sélection rigoureux en vue d'une édition soignée. Ils sont assemblés à la va-vite en mêlant le meilleur au pire.
Ce défaut est déjà patent dans ses recueils des années 1880 Jadis et Naguère, Amour et Parallèlement, où il
avait disséminé à la hâte les dernières perles de Cellulairement. Mais il ne fera que s'accentuer dans les dernières années.
Cela fait que s'entremêlent dans ses derniers livres, et dans ses poèmes mêmes, des morceaux sublimes, incantatoires, dans la lignée des grands textes qui
ont établi sa réputation, aussi bons que ses écrits les plus
connus de la période 1866-1875, mais aussi des morceaux bâclés, rédhibitoires, sur lesquels ont
systématiquement butté la critique et les universitaires.
Parmi les problèmes récurrents de ces écrits, figure d'abord celui des strophes
d'introduction de mauvaise qualité, ouvertement négligées ou ratées.
Il faut, pour
arriver au bon des poèmes, prendre la peine de gratter le mauvais
vernis, faire sauter ces premières strophes où Verlaine se perd dans un
ton prosaïque, moralisant, lourd, autobiographique, ou même familier et
potache, à la limite du ton blagueur qu'il emploie dans ses lettres privées, pour entrer dans sa mécanique
poétique géniale, qui finit toujours par s'imposer à lui.
La
longueur des textes aussi pose problème. Dans la mesure où Verlaine ne
prend plus la peine de sélectionner soigneusement le meilleur, et de
retrancher le pire (premier jet mal inspiré, production préparatoire,
textes ayant caractère de brouillon), ses poèmes de cette période n'ont
plus caractère concis et percutant de ses chefs-d’œuvre passés, presque toujours
courts. Et le merveilleux, pourtant toujours présent, se perd dans un
flot de mots et de strophes inutiles et redondantes.
Dernier défaut des poèmes écrits après 1889, leur caractère religieux très marqué, que l'air
et les présupposés de notre temps enveloppent d'un préjugé négatif, et
rendent durs à aborder. Les titres même des recueils : Bonheur, Liturgies intimes
renvoient à une sphère de religiosité béate ou catholique qui de nos
jours, dirait-on vulgairement, "ne donne pas envie", et surtout "ne
fait pas vendre".
À l'intérieur des recueils, les thèmes conservateurs des poèmes et les premières
strophes écrites sur un ton moralisant, ascétique, les valeurs rudes
qu'ils véhiculent, leur cachet à première vue rigoureux, empêchent le
lecteur d'imaginer même un instant qu'ils puissent déboucher sur un ton dynamique, chantant, des images légères, une musicalité
lumineuse.
Ils l'empêchent d'imaginer que ces poèmes à première vue
ennuyeux et grossiers puissent receler en leur sein un second poème,
trésor poétique, comme un petit bijou perdu dans un gros écrin sale.
Partant de ce constat, l'objet de cette édition critique est précisément de réaliser ce travail de sélection, normalement dévolu à l'auteur ou à son éditeur, de gratter le vernis, afin que les lecteurs curieux de Verlaine puissent de redécouvrir et comprendre la valeur de l’œuvre de l'autre Verlaine, du Poète Maudit, véritablement Maudit, d'après 1889, victime de lui-même, et que les critiques et le public ont ostracisé injustement pendant un siècle et demi.
D'aucuns nous reprocheront peut-être par notre démarche de trahir l’œuvre et le poète. En réalité ce procédé de raccourcissement était déjà en partie préconisé par Verlaine lui-même dans l'appréhension des poésies de Rimbaud, bien qu'à une autre échelle, comme il le dit dans sa Préface aux poésies complètes de son ami publiées en octobre 1895 :
À
mon avis tout à fait intime, j'eusse préféré, en dépit de tant
d'intérêt s'attachant intrinsèquement, presque aussi bien que
chronologiquement, à beaucoup des pièces du présent recueil, que
celui-ci fût allégé pour, surtout, des causes littéraires : trop de
jeunesse décidément, d'inexpériences malsavoureuses, point d'assez
heureuses naïvetés. J'eusse, si le maître, donné juste un dessus de panier, quitte à regretter que le reste dût disparaître,
ou, alors, ajouté ce reste à la fin du livre, après la table des
matières et sans table des matières quant à ce qui l'eût concerné, sous
la rubrique "pièces attribuées à l'auteur", encore excluant de cette,
peut-être trop indulgente déjà, hospitalité les tout à fait apocryphes
sonnets publiés, sous le nom glorieux et désormais révérend, par de
spirituels parodistes.
Comme souvent dans le travail
critique que Verlaine a dédié à Rimbaud, ses propos auraient
pu être appliqués mot pour mot à sa propre situation ; ici aux
différents problèmes gâtant les éditions de ses vers d'après 1889, en
les adaptant à ses propres circonstances : "trop de nécessité", "trop de misère décidément", "trop de besoin de publier vite pour de l'argent", "trop de longueurs malsavoureuses". Autant de défauts qui rendaient nécessaire selon nous un travail d'élagage de ses dernières œuvres.
Les précédents en faveur d'une telle démarche ne manquent pas dans la littérature. Des sélections de textes avec élagage sont pratiquées couramment dans le milieu de l'édition lors de la publication d'anthologies ou de manuels scolaires. Parmi les textes faisant régulièrement l'objet de ce traitement on pourrait citer Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné ou Le Testament de François Villon.
Avec
l'expérience certains grands poètes n'ont pas hésité à démanteler
eux-mêmes leurs recueils pour créer des compilations grand public plus
fluides réunissant leurs meilleurs textes remaniés, par exemple Ronsard avec Les Quatre Saisons (1570).
Enfin,
et surtout, ce procédé est employé régulièrement dans la chanson, et de façon parfois très prononcée, afin de rendre de grands poèmes
accessibles au public, avec des textes drastiquement raccourcis par
leurs interprètes, parfois réduits aux meilleures strophes et adaptés en conséquence, puis retranscrits tels quels dans les pochettes des disques, avec la mention de l'auteur originel.
Cela a par exemple été fait par Léo Ferré avec La Complainte ou Le Grinche de Rutebeuf (1955), ou Est-ce ainsi que les hommes vivent de Louis Aragon (1961). Par Georges
Brassens avec les poèmes Il n'y a pas d'amour heureux de Louis Aragon (1953), Le verger du roi Louis de Théodore de Bainville (1960), La Chanson tendre de Francis Carco ou Le Rosaire de Francis Jammes (1953). Et plus récemment par le
rappeur Virus avec les Soliloques du Pauvre de Jehan-Rictus. Sans jamais questionner la critique.
Bien
souvent même, ce sont ces versions raccourcies et adaptées par les
interprètes des œuvres qui sont entrées dans l'imaginaire collectif. Et
ce procédé, unanimement salué pour son aspect ludique, a permis de
donner un second souffle à une multitude de textes anciens, devenus
mythiques, et de sauver de l'oubli des écrivains de grande valeur.
Notre
démarche se situe au croisement de tous ces procédés, qu'elle couple et
qu'elle accentue, avec la part d'arbitraire nécessaire à un tel remaniement éditorial posthume.
En
effet, pour maintenir la cohérence des textes réduits, nous avons pris
le parti, sans doute le plus osé, de recomposer certains vers à partir
des strophes ou des vers supprimés, imprimant une touche que nous savons
personnelle aux textes de Verlaine, afin de leur permettre de retrouver
leur souffle et de se sublimer.
Ce procédé a toujours été fait,
lorsque c’était possible, en prenant soin d'utiliser des mots ou
expressions de l'auteur, repris dans les passages coupés, conformément à
son esthétique et au rythme d'ensemble du texte. En nous basant sur ses meilleurs compositions. Mais lesdits mots et
vers ont évidemment été agencés à notre façon.
Le
lecteur doit donc avoir conscience, lorsqu'il parcourt dans ce recueil,
qu'il est parfois face à des textes très légèrement remaniés, écrits
ici et là à quatre mains, dans une démarche qui se situe entre
l'interprétation, la traduction et la recomposition.
Il
est en fait comme devant un retable démantelé et restauré, dont des
parties assombries ou écornées par les circonstances ont été
refaites à neuf et recomposées selon la volonté du restaurateur.
Il en va ainsi dans les poèmes V de Bonheur, I, II, III, V, XII et XIX des Liturgies intimes, XVIII des Odes en son honneur, XVI d'Épigrammes, etc.
Un exemple concret permettra sans doute de comprendre mieux de quoi il retourne et de prendre la mesure des changements opérés.
Dans le poème V de Bonheur dédié à l'adultère, la seconde strophe du poème, remarquablement dynamique, nous est apparue comme une belle réussite poétique de Verlaine, qui méritait d'être donnée au public :
Le Sage, de qui l’âme et l’esprit vont tous deux,
Bien équilibrés, droit, au vrai milieu des causes,
Pleure sur telle femme en route pour ces choses.
Il plaide l’ignorance, elle donc ne sachant
Que le côté naïf, c’est-à-dire méchant,
Hélas ! de cette douce et misérable vie.
Elle plait et le sait, et ce qu’elle est ravie
Mais son caprice tue, elle l’ignore tant !
Elle croit que d’aimer c’est de l’argent comptant,
Non un fonds travaillant, qu’on paie et qu’on est quitte,
Que d’aimer c’est toujours « qu’arriva-t-elle ensuite »,
Non un seul vœu qui tient jusqu’à la mort de nous.
Mais elle était gâtée par le début du poème, trop long, prosaïque et lourd, et par le manque de clarté de la première strophe :
L’adultère, celui du moins codifié
Au mépris de l’Église et de Dieu défié,
Tout d’abord doit sembler la faute irrémissible.
Tel un trait lancé juste, ayant l’enfer pour cible !
Beaucoup de vrais croyants, questionnés ici,
Répondraient à coup sûr qu’il en retourne ainsi.
D’autre part le mondain, qui n’y voit pas un crime,
Pour qui tous mauvais tours sont des bons coups d’escrime,
Rit du procédé lourd, préférant, affrontés,
Tous risques et périls à ces légalités
Abominablement prudentes et transies
Entre ces droits divers et plusieurs fantaisies,
Enfin juge le cas boiteux, piteux, honteux.
N'ayant pas la possibilité de faire sauter le début raté du poème sans lui faire perdre sa cohérence, nous
avons décidé de le raccourcir et de le réagencer pour le mettre en
harmonie avec la meilleure partie du texte.
Ainsi la phrase d'introduction
originelle en quatre vers livrée par Verlaine est devenue une
phrase condensée en deux vers, dynamisée par l'élision de l'article
défini et du verbe, afin de gagner en puissance, et séparée du reste de
la première strophe par un saut à la ligne, pour rendre la magnifique
expression "ayant l'enfer pour cible" plus percutante, telle que suit :
Adultère codifié, faute irrémissible,
Tel un trait lancé juste, ayant l’enfer pour cible !
Beaucoup de vrais croyants, questionnés ici,
Répondraient à coup sûr qu’il en retourne ainsi.
Dans la foulée, le vers suivant du poème, trop abscons dans sa formulation originelle :
D’autre part le mondain, qui n’y voit pas un crime,
A été remanié et simplifié dans le sens d'une clarification :
Pour sa part le mondain, qui n’y voit pas un crime,
Pour le résultat final suivant:
Adultère codifié, faute irrémissible,
Tel un trait lancé juste, ayant l’enfer pour cible !
Beaucoup de vrais croyants, questionnés ici,
Répondraient à coup sûr qu’il en retourne ainsi.
Pour sa part le mondain, qui n’y voit pas un crime,
Pour qui tous mauvais tours sont des bons coups d’escrime,
Rit du procédé lourd, préférant, affrontés,
Tous risques et périls à ces légalités
Abominablement prudentes et transies
Entre ces droits divers et plusieurs fantaisies,
Enfin juge le cas boiteux, piteux, honteux.
Dans
la même optique, l'ordre des strophes dans les poèmes a été
interverti lorsque nous avons jugé cela nécessaire pour des soucis de
cohérence. L'ordre des poèmes au sein des recueils a été également
modifié pour les mêmes raisons. Et les recueils ont été regroupés en
quatre grands ensembles thématiques permettant d'appréhender mieux la
production de Verlaine.
Pour
rester en accord avec l'esprit du texte, et dans un esprit de fidélité à
l'auteur, les titres de ces quatre grands ensembles ont été empruntés à
des poèmes de Verlaine lui-même.
Enfin le tout à été réuni sous le titre "Poèmes maudits" en référence au titre de la notice critique "Poètes maudits"
que Verlaine a dédiée à plusieurs de ses pairs mésestimés au milieu des
années 1880, et dans laquelle il s'est lui-même inclus.
À
ceux qui seraient hostiles à de telles initiatives par principe, ou s'en scandaliseraient, il convient de rappeler que Verlaine lui-même
n'a pas hésité en retranscrivant les poèmes de Rimbaud, à opérer ici et
là de petits changements lorsque ceux-ci lui semblaient nécessaires à
l'harmonie du texte. Et lorsqu'il a construit sa notice des "Poètes maudits", lui-même a donné des morceaux soigneusement choisis des auteurs dont il souhaitait faire connaître mieux l’œuvre, vers isolés ou poèmes amputés, par ailleurs entrecoupés de commentaires de sa main. Nous ne faisons, en définitive, que lui appliquer sa
propre méthode.
D'une façon plus générale, il n'est pas rare, avant
publication, qu'un éditeur corrige par endroits ce qui lui semble être une
faute de goût manifeste de l'auteur nuisant à l'harmonie du texte.
Plusieurs raisons expliquent que ces corrections n'aient pas été faites à l'époque de la publication de ces recueils.
D'abord l'isolement littéraire de Verlaine, qui ne bénéficie plus de conseils critiques à son niveau après sa rupture avec Rimbaud en 1875, et qui a été ostracisé pendant près de dix ans par les cercles littéraires parisiens.
Alors que les années 1870-1875 avaient été foisonnantes de débats techniques pointus, avec lectures mutuelles et retours d'experts, en particulier avec Rimbaud entre 1871 et 1875, les années 1875-1885 constituent pour lui une véritable traversée du désert du point de vue des débats esthétiques, où il se retrouve livré à lui-même. Certes des échanges actifs reprennent après 1885, mais les circonstances dans lesquelles cela a lieu ne permettent pas la remise en place d'un entourage critique aussi pointu, sincère et direct que dans les années 1870, en somme à sa mesure. Le compagnonnage de Rimbaud sera, à cet égard, irremplaçable
Car paradoxalement, une fois sa notoriété revenue après 1885, Verlaine ne bénéficie plus d'avis critiques affirmés précisément à cause de son aura immense, liée à la reconnaissance de sa dextérité versificatoire et de la singularité de son "système" poétique, qui empêche ses admirateurs d'exprimer des avis tranchés sur ses textes.
Verlaine étant considéré comme un maître établi de la poésie, et vivant comme un rentier sur la notoriété que lui apportent ses premiers volumes, nul n'ose plus exprimer de critiques à l'égard de sa production. Tout avis négatif sonnant, passé un certain stade de notoriété, comme un sacrilège. Peut-être même son entourage ayant acté son talent ne prend-il plus la peine de se pencher sur ses compositions ; phénomène décrit avec souffrance un siècle plus tard par Romain Gary.
Car en littérature comme dans tous les domaines, la solitude qu'amène la réussite n'est pas si éloignée de celle de l'insuccès, elle peut même être plus pernicieuse parce qu'elle se double de flatteries intéressées ou d'indifférences bienveillantes qui empêchent toute critique sincère, investie, nécessaire en littérature, et installent l'auteur dans une posture de satisfaction mortifère. Tout "Prince des poètes" que l'on soit, la meilleure cour du monde ne vaut jamais un cercle d'amis sincères.
Un éditeur chevronné et investi à fond dans la construction de l’œuvre de Verlaine aurait pu compenser ces manques et ces solitudes, et le pousser à retravailler ses textes, que ce soit par des critiques pertinentes, ou un soutien financier qui lui aurait donné plus de temps pour travailler. Mais nous savons par Verlaine lui-même que ses
relations avec ses éditeurs, loin d'être de cette nature, étaient fondamentalement intéressées, et souvent tendues, comme en témoignent de nombreux poèmes
des Dédicaces et des Invectives :
Je veux dépeindre en ce sonnet
Toute mon indignation
Contre ce Vanier qu’on connaît,
Aussi la résignation
Insuffisante à mon courroux
Terrible, tel celui d’un bœuf,
Oui, ce Vanier n’a pas de sous!
Ayant repris à notre charge la publication de ses vers, et étant réellement investis dans la diffusion de son œuvre, ce sont tous ces manques que nous nous efforçons de compenser, à cent-cinquante ans de distance, dans cette édition critique de morceaux choisis.
Pour
arriver à l'objectif fixé, de révéler le meilleur de la poésie des dernières années de Verlaine, nous avons pris le parti de conserver, selon sa propre expression, strictement le "dessus du panier", quitte à raccourcir
considérablement poèmes et recueils.
Notre but a été de sortir les bijoux produits dans la dernière partie de sa vie de leurs affreux écrins, et permettre aux lecteurs de les
apprécier dans tout leur éclat.
Ce travail de sélection drastique comporte forcément une part de subjectivité immense. Mais il se fonde aussi sur ce que nous savons de l'esthétique verlainienne à travers ce que lui-même en a dit dans ses poèmes et écrits critiques de l'époque. Car Verlaine a abondamment écrit, après 1889, sur son système d'écriture et les grands poèmes qui ont établi sa réputation, mais aussi sur les poètes de son temps, dont il suit la production avec un regard aiguisé et attentif.
Tous
les textes critiques sur sa propre œuvre ne sont pas mémorables. Comme
en poésie, Verlaine a commencé par se saborder dans la notice qu'il se
consacre lui-même dans les Poètes Maudits de 1885, qui est d'une rare indigence, et ne cite aucun de ses grands textes pour illustrer son travail.
Pour
autant, les textes critiques et esthétiques postérieurs, et notamment
les conférences des années 1890 aux Pays-Bas et la préface passionnante
qu'il donne à la réédition de 1890 des Poèmes saturniens sont d'une immense finesse, d'une grande lucidité et d'une grande clairvoyance sur ce qui rend son art singulier.
Et la notice des Poètes Maudits
de Rimbaud, où il commente ce qu'il aime dans les textes de 1872 de son
ami, et relève en fait de son influence directe (car Verlaine a
influencé Rimbaud bien plus que l'inverse), est aussi très révélatrice
des buts qu'il fixe depuis toujours à l'écriture poétique.
De la musique avant toute chose
Il n'est peut-être pas inutile de consacrer quelques pages au système d'écriture de Verlaine et de le replacer dans son contexte, afin que le lecteur non-initié en comprenne le fonctionnement et les aspects révolutionnaires.
Verlaine est un poète d'une grande virtuosité technique, et même si elle est parfois plus difficile à saisir dans ses dernières œuvres, cette virtuosité ne cesse de s'accentuer avec les années, même après 1889.
Contrairement à ce qu'affirme Y.-G. Le Dantec dans ses notices critiques de l'édition des "Poésies complètes" de la Pléiade, Verlaine ne renie jamais son art. Si on lit attentivement ses derniers recueils, on retrouve dans la plupart de ses poèmes les procédés qui font depuis le début la spécificité de son chant. Et dans tous les poèmes didactiques où il expose les principes de son écriture, mais aussi dans ses notices critiques et esthétiques en prose rédigées dans les années 1890, Verlaine les assume et les réaffirme systématiquement.
Certes, son texte de théorie esthétique le plus connu, son célébrissime Art poétique écrit en prison en avril 1874, date de bien avant la période que nous traitons. Verlaine l'a publié tardivement en 1882, après des années d'errance éditoriale, dans la revue littéraire et artistique Paris moderne, avant de l'intégrer deux ans plus tard le recueil Jadis et Naguère (1884).
Dans ce poème de jeunesse, qui renouait avec le genre antique du manifeste poétique en vers, remis à l'ordre du jour par Boileau à la fin du XVIIe siècle, Verlaine exposait pour la première fois les principes de son art, illustrés par le poème lui-même, composé suivant la ligne esthétique fixée (neuf quatrains à rimes embrassés énneasyllabes, des vers de 9 pieds) :
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !
Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
Ce premier poème-manifeste, immédiatement repéré par le critique littéraire Charles Morice, qui lui a dédié un article critique détaillé dans la revue Nouvelle Rive Gauche du 8 novembre 1882, a eu un impact considérable au moment de sa diffusion sur la carrière de Verlaine.
Donnant à redécouvrir son auteur à nouvelle génération, il a été très vite adopté comme manifeste de l’École symboliste naissante, malgré les résistances de Verlaine, et a permis de redonner un second souffle à sa carrière littéraire, avec un retour en grâce progressif dans les milieux littéraires d'où il était exclu depuis le scandale de Bruxelles (1873).
Poussé par les demandes du jeune public curieux de découvrir son travail de poète, et par son besoin d'argent, Verlaine a republié dans les années qui ont suivi toutes ses œuvres de jeunesse, qui ont été immédiatement reconnues pour leur caractère singulier par la nouvelle génération en quête de nouveauté.
Nul doute que les circonstances particulières dans lesquelles cette reconnaissance a eu lieu font qu'elle s'est faite au détriment de ses œuvres composées à l'époque, et surtout de celles qui ont suivi, dont les thèmes plus conservateurs et religieux étaient plus difficiles à appréhender pour le jeune public.
L'importance de l'Art poétique de 1874 dans la reconnaissance de Verlaine, sa date de composition précoce, son biais faussé d'adoption par le public et la méconnaissance de la dernière partie de son œuvre, expliquent que dans la plupart des études dédiées à son œuvre, les critiques contemporains se sont évertués à le présenter comme la conclusion d'un cycle poétique, sorte de chant du cygne ultime avant le reniement. C'est, de notre point de vue, une grave erreur.
L'Art poétique de 1874 doit être compris non pas comme la conclusion d'un cycle initié en 1866 avec les Poèmes saturniens et achevé avec Cellulairement en 1874, mais bien comme le point de départ d'un nouveau cycle, qui commence avec la formulation consciente par Verlaine du "système" poétique qu'il a mis des années élaborer, à force de recherches, et qu'il sent abouti, acquis, et devenu instinctif à force de pratique.
La construction de ce "système", qui trouve sa forme en 1874, Verlaine en parlait constamment dans ses lettres de 1872-1873 à son ami Lepelletier, deux ans avant d'écrire son Art poétique, comme de quelque chose en cours, d'inachevé. Par exemple dans cette lettre datée du 16 mai 1872 :
"Je caresse l’idée de faire un livre de poèmes dont l’Homme sera complètement
banni. Des paysages, des choses, malice des choses, bonté des choses, etc.
Chaque poème sera de 300 ou 400 vers. Les vers seront d’après un système auquel je vais arriver. Ce sera très-musical,
sans puérilités à la Poe, quel naïf que ce malin ! [...] Ce sera
aussi pittoresque que possible. Du Rembrandt. — [De] vraie[s] chanson[s] d’ondine. — [De] grand[s] tableau de fleurs, — etc. Ne ris pas avant de connaître mon système."
Ou encore dans cette lettre de juin 1873, écrite alors que Verlaine travaille sur les Romances sans paroles :
"Je veux en arriver, une fois mon système bien établi dans ma tête, à la facilité de Glatigny, sans naturellement sa banalité, mais avec de tout autres procédés. [...] Les vers seront d’après un système très musical, sans puérilité. Je t’enverrai la préface des Vaincus [...], où j’explique les idées que j’ai, que je crois bonnes."
Nul doute que les échanges répétés et quotidiens qu'il a eus de 1871 à 1873 avec Rimbaud l'ont aidé à conscientiser ce qui faisait la singularité de sa poésie. Rimbaud lui-même évoque ces échanges et l'influence considérable de son aîné sur sa poésie dans Une Saison en Enfer, jusqu'à affirmer qu'il a perverti son propre chant dans son brouillon de "Fausse Conversion" :
"Assez. Tais-toi ! ce sont des erreurs qu'on me souffle à l'oreille, la magie, les alchimies, les mysticismes, les parfums faux, les musiques naïves."
L'évocation de l'influence esthétique de Verlaine est aussi patente dans Alchimie du Verbe, où Rimbaud qualifie lui-même ses poèmes de 1872 "d'espèces de romances", alors même que Verlaine travaillait à ses côtés depuis des mois sur ses Romances sans paroles.
Du côté de Verlaine, il est intéressant d'observer que dans sa notice critique sur Rimbaud, publiée dix ans plus tard dans les Poètes Maudits, ce sont précisément ces éléments reniés par Rimbaud qu'il relève et met en valeur dans l’œuvre de son ami, c'est-à-dire en fait son propre art, et son influence, clairement formulés en 1872-1873 auprès de lui :
"Après quelque séjour à Paris, puis diverses pérégrinations plus ou moins effrayantes, M. Rimbaud vira de bord et travailla dans le naïf, le très et l'exprès trop simple, n'usant plus que d’assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d'être grêle et fluer."
Autant de mots qui aurait pu être appliqués en fait à sa propre poésie, et en particulier aux poèmes de Romances sans paroles, écrites à cette époque, modèle et pendant verlainien des Vers Nouveaux et Chansons rimbaldiens de 1872 :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine !
Il ne s'agit pas ici de minimiser l'importance cruciale de la période 1865-1875 dans la genèse, la construction et la conscientisation de l'art verlainien, mais bien de la remettre en perspective dans l'ensemble de l’œuvre, et démontrer que son Art poétique de 1874 lance en fait un mouvement définitivement chez lui, plus qu'il ne le conclut. Verlaine ne cesse d'ailleurs, porté par cette prise de conscience, de compléter cet Art poétique de 1874 avec d'autres poèmes de théorie esthétique dans les années 1890, et d'en préciser le propos.
Ce genre du manifeste esthétique en vers, répété inlassablement d'un recueil à l'autre, pour parler de ses techniques, de l'évolution de la littérature, et même d'éthique et théologie de l'art, devient même un élément spécifique de son œuvre, unique dans l'histoire de la poésie française.
Il témoigne chez lui d'une réflexion continue et soutenue sur les ressorts du langage poétique, sur plus de vingt ans, de recherches esthétiques ininterrompues, et d'une solide conscience des ressorts de son art.
Sans doute, à un moment, cette maîtrise de son art par le Verlaine d'après 1874 s'est retournée contre lui, en le faisant basculer sous le coup des aléas de la vie dans une forme de facilité.
Ayant perdu son travail en 1872, son divorce et la garde de son fils en 1873, pressé par les nécessités financières, n'ayant plus le confort et le calme pour écrire, et maître de son outil, Verlaine a appliqué à partir de 1885 ses techniques à des compositions moins soignées, écrites à la va-vite. S'ajoute à cela, aussi, sans doute, la rupture avec les milieux littéraires parisiens, qui tournent le dos à Verlaine pendant près d'une dizaine d'années après le scandale de Bruxelles, et qui le décroche de l'influence des Parnassiens, tenants de "l'art pour l'art" et d'une poésie impersonnelle.
N'étant plus contraint par leur compagnonnage et les règles qu'ils s'imposent, Verlaine cherche une nouvelle chapelle et n'hésite pas pour la trouver à se raconter dans ses poèmes, en se perdant dans de longues justification ou en se mettant en scène dans des postures idéalisées, au souffle limité en termes humains, pour ne pas dire franchement plat.
Pour autant, si on lit ses compositions en faisant abstraction de ce problème, les acquis techniques qui forgent le chant du poète de Cellulairement sont bien présents et inaltérés pendant cette période, et s'enrichissent même jusqu'à la fin dans son œuvre.
Depuis les Poèmes saturniens jusqu'à son dernier poème Mort !, Verlaine aura travaillé tout sa vie à développer un chant qui lui est propre, exploitant toutes les ressources du langage pour créer une écriture musicale, "chanson grise" ou "douce" de "la nuance", plus que de la couleur, où "l'indécis se joint au précis", chant de la "méprise", "vague" et "naïf", emprunt d'instabilité et de légèreté, paysages "tremblants", ou en "fouillis", entraperçus "derrière un voile".
Pour forger ce phrasé si typique, instable et léger, Verlaine s'efforce de "briser le vers", de "l'affranchir en déplaçant
la césure le plus possible", aboutissant à une "un peu
déjà libre versification", "enjambements et rejets
dépendant plus généralement des deux césures
avoisinantes, fréquentes allitérations, quelque
chose comme de l’assonance souvent dans le
corps du vers".
Dans la même optique, il privilégie systématiquement le vers impair pour son asymétrie interne, qui lui confère des qualités de déséquilibre qui le rendent profondément musical.
En effet, du fait du nombre impair de pieds, 9, 11, ou 13, ce vers ne peut pas avoir de centre d'équilibre unique, parfait ou fixe, à l'hémistiche, comme dans le cas d'un vers pair. Il est forcément en instabilité : 5-4, 6-5, 7-6, ou donnant lieu à une double césure : 3-6 pour le vers de 9 pieds.
Il est certes possible à un poète chevronné de retrouver un équilibre en jouant sur les enjambements et les rimes internes, ce que Verlaine pratiquera parfois, imprimant un rythme double pair-impair à ses poèmes, à l'aide d'enjambements et de rimes ou assonances intérieures.
Mais même dans ce cas, le vers reste en partie en instabilité, et l'effet de confusion créé entre la métrique principale impaire et la métrique interne (ou cachée) paire renforce l'impression de déséquilibre et de confusion générée par le vers originel, et crée comme une mélodie dissymétrique à plusieurs rythmes, ou plusieurs voix.
Ces recherches de Verlaine autour du rythme, et la construction de ce système nouveau constituent le cœur de l'art verlainien, et opèrent une véritable révolution dans la poésie de l'époque.
Jusqu'alors, les rythmes impairs, instables, surtout quand ils étaient appliqués à des vers courts, avaient été réservés à l'expression lyrique : chants d'amour médiévaux, opéra ou théâtre, lieux de l'expression des sentiments, émotions et mouvements du cœur.
C'est Verlaine, dans la foulée de Desbordes-Valmore, qui s'en empare et en fait un outil systématique et central de son écriture, appliqué à la grande poésie, et spécifiquement à la rêverie, à la mélancolie, au vague, à l'imprécis, alliant avec une extrême subtilité la forme et le fond.
Cette méthode d'écriture, si efficace et singulière, rend son chant immédiatement reconnaissable. D'autant plus reconnaissable qu'il n'hésite pas renforcer le procédé par
une syntaxe minimaliste, très personnelle, éludant le maximum de mots, verbes et
pronoms compris, ce qui renforce la suggestivité et l'imprécision étrange du vers.
Ce système est scellé par la
rime, ce "bijou d'un sou", auquel Verlaine ne cesse de rappeler son attachement. Placée à mesure fixe, celle-ci constitue en effet la clé de de la stabilité de l'édifice tremblant de Verlaine. Elle est le point d'accroche autour duquel il peut se permettre de jouer. Sans elle, le vers malmené se dissoudrait, pulvérisé, et cesserait d'exister.
Rime fixe, nécessaire, mais toujours en accord avec la philosophie du "vague" et de la "nuance" qui porte son esthétique : "rimes plutôt rares que riches", "le
mot propre évité des fois à dessein ou presque", "en ne s’astreignant pas trop, soit à
de pures assonances, soit à des formes de l’écho
indiscrètement excessives."
Porté
par toutes ces qualités métriques, phoniques, et par la brisure que Verlaine lui
imprime, son vers devient une formule incantatoire, un chant unique, "vague" et "soluble dans l'air", qui s'élève "sans rien en lui qui pèse ou qui pose".
D'un point de vue thématique, le Verlaine des années 1890 opère plusieurs changements, et d'abord un alignement de son système d'écriture sur ses préoccupations propres, exacerbant son originalité, avec la mise de côté des emprunts extérieurs.
Les poèmes écrits après 1888 sont notamment caractérisés par l'abandon des thèmes "historiques et [...] héroïques", empruntés à Hugo et Leconte de L'Isle, auxquels Verlaine substitue les thèmes religieux, comme en témoigne ce sonnet de rupture dédié à Victor Hugo, inséré dans Amour (1888) :
Nul parmi vos flatteurs d’aujourd’hui n’a connu
Mieux que moi la fierté d’admirer votre gloire :
Votre nom m’enivrait comme un nom de victoire,
Votre œuvre, je l’aimais d’un amour ingénu.
Depuis, la Vérité m’a mis le monde à nu.
J’aime Dieu, son Église, et ma vie est de croire
Tout ce que vous tenez, hélas ! pour dérisoire,
Et j’abhorre en vos vers le Serpent reconnu.
J’ai changé. Comme vous. Mais d’une autre manière.
Tout petit que je suis j’avais aussi le droit
D’une évolution, la bonne, la dernière.
Or, je sais la louange, ô maître, que vous doit
L’enthousiasme ancien ; la voici franche, pleine,
Car vous me fûtes doux en des heures de peine.
Parmi les autres changements opérés, le vocabulaire et l'ambiance légère et volage Rococo que Verlaine avait adoptés dans les Fêtes galantes, qui étaient des éléments à part entière et originaux de son univers, n'apparaissent plus qu'à l'état résiduel, dans une flûte ou un clairon perdus ici et là, comme les derniers vestiges de la fête de légèreté, de la "bergerade contournée" qu'il avait déployée dans sa jeunesse.
Cette disparition des éléments de "comédie italienne" est probablement une des ruptures les plus importantes dans sa poétique, et même dans sa psychologie, qui sonne de son aveu comme un deuil de la légèreté de ses "vingt ans".
Comme pour compenser cette légèreté perdue, Verlaine renoue dans les années 1890 avec la poésie amoureuse, qui est l'objet de cinq recueils importants : Chansons pour elle (1891) Odes en son honneur (1893), Élégies (1893), Dans les limbes (1894) et Chair (1896).
Ce retour au chant d'amour, que Verlaine avait délaissé, ou plus exactement troqué pendant longtemps pour une poésie de la rancœur amoureuse à l'égard de son ex-femme, est à la fois le miroir et le produit de sa vie. Car l'inspiration retrouvée et le travail régulier de cette période doivent beaucoup aux deux relations parallèles qu'il entretient avec les prostituées Eugénie Krantz et Philomène Boudin, qui contribuent malgré tout leurs défauts à le stabiliser.
Sur la forme, on retrouve dans les poèmes qu'il leur consacre tous les éléments esthétiques de la Bonne Chanson (1870), son premier recueil amoureux : tutoiement systématique, métrique alternant vers très courts et moyens dans des compositions qui sont comme de petites chansons, et à côté de cela de longs poèmes narratifs, souvent en alexandrins, rédigés a la façon de longues lettres en vers.
Sur le fond en revanche, l'ambiance feutrée de mise avec la très bourgeoise Mathilde dans les années 1870 laisse la place avec ses deux maîtresses à un ton populaire, ou familier, voire parfois franchement grossier, mais sans doute aussi plus sincère et intime, avec des descriptions de scènes du quotidien, violences, pauvreté, infidélités, jalousies, colères, réconciliations, et au milieu de ces textes de circonstance, parfois, quelques bijoux de grâce, d'espièglerie ou de tendresse, souvent empreints de mélancolie, ou de désespoir.
Parmi les autres genres passés conservés, on retrouve aussi celui des longs poèmes allégoriques, notamment dans les recueils religieux Bonheur (1891) et Liturgies intimes (1892), conçus comme la fin du cycle ouvert par Sagesse en 1880 :
Guerrière, militaire et virile en tout point,
La sainte Chasteté que Dieu voit la première,
De toutes les vertus marchant dans sa lumière
Va d’un pas assuré mieux qu’aucune amazone
A travers l’aventure et l’erreur du Devoir,
Ses yeux grands ouverts pleins du dessein de bien voir.
Cette veine ancienne empruntée à Baudelaire avait été inaugurée dès les Poèmes saturniens avec les poèmes César Borgia et Marco, et avait donné pendant son séjour en prison la série magistrale de poèmes : Crimen Amoris, La Grâce, l'Impénitence, Dom Juan Pipé et Amoureuse du Diable, sorte de Saison en Enfer de Verlaine, rangée après le démantèlement de Cellulairement dans la dernière section de Jadis et Naguère (1884).
Malgré la conversion officielle de 1873, elle permettait à Verlaine de mettre en scène ses vices, ses remords et ses tiraillements intérieurs dans de grandes fresques ; non, jusqu'alors, sans une certaine complaisance pour le côté sombre de ses penchants, comme en témoignent encore les nombreux récits sataniques de Parallèlement (1889).
Mais à partir de 1889, par un basculement de valeurs morales peut-être du à ses problèmes de santé, ces compositions allégoriques portent la marque d'une seconde conversion de Verlaine, plus intime, et d'un combat plus viscéral pour le salut de son âme.
Désormais les figures mythologiques et sataniques des années 1870 cèdent la place aux allégories et figures de la foi chrétiennes : Chasteté, Prudence, Charité, Scrupule, Corps martyr célébrés et placés au cœur du poème, où ils prennent la parole. Les images défilent s'entremêlant avec un ton de prière et de suppliques.
Et si en tant que peintre de fresques allégoriques, Verlaine reste un héritier direct de Baudelaire, on peut dire, à partir de 1889, qu'il cesse définitivement de travailler pour Satan pour se tourner vers Dieu.
La question de la rupture et de la continuité entre Verlaine et Baudelaire, rarement abordée par la critique contemporaine, est déterminante dans la construction de l'œuvre de Verlaine, et particulièrement dans la dernière partie de sa vie.
Le caractère très religieux de plusieurs de ses derniers recueils pourraient d'abord laisser penser que Verlaine s'est éloigné en se convertissant des sillons très sombres creusés par son prédécesseur dans les Fleurs du Mal, mais un examen attentif de l'ensemble de sa production montrent qu'il n'en est rien, et même que c'est l'inverse qui s'est produit.
Il ne s'agit pas pour le Verlaine catholique de rejeter l'héritage poétique baudelairien, qui a toujours eu pour lui un rôle de référent. Verlaine été un des premiers à assumer publiquement la dette de la poésie moderne l'égard de Baudelaire dans un article publié en 1867, juste après sa mort :
"La profonde originalité de Charles Baudelaire,
c’est, à mon sens, de représenter puissamment
et essentiellement l’homme moderne ; et par ce
mot, l’homme moderne, je ne veux pas désigner
l’homme moral, politique et social. Je
n’entends ici que l’homme physique moderne,
tel que l’ont fait les raffinements d’une civilisation
excessive, l’homme moderne, avec ses sens aiguisés et vibrants, son esprit douloureusement subtil, son cerveau saturé. [...]
À moins d’être M. d’Antragues, on ne peut
qu’applaudir et que s’incliner devant les idées
si saines [de Charles Baudelaire], exprimées dans un style si ferme, si
précis et si simple, vrai modèle de prose et vrai
prose de poète.
Oui, l’Art est indépendant de
la Morale, comme de la Politique, comme de la
Philosophie, comme de la Science, et le Poète
ne doit pas plus de compte au Moraliste, au
Tribun, au Philosophe ou au Savant, que ceux-ci
ne lui en doivent. Oui, le but de la Poésie, c’est le Beau, le Beau seul, le Beau pur, sans alliage
d’Utile, de Vrai ou de Juste.
Tant mieux pour
tout le monde si l’œuvre du poète se trouve,
par hasard, mais par hasard seulement, dégager
une atmosphère de justice ou de vérité. Sinon,
tant pis pour M. Proudhon. Quant à l’utilité,
je crois qu’il est superflu de prendre davantage
au sérieux cette mauvaise plaisanterie.
"
Et il conservera jusqu'à la fin une touche profondément baudelairienne dans son écriture allégorique, en particulier quand il écrit en alexandrins (vers parfaitement maîtrisé et souvent pratiqué par Baudelaire).
Son admiration pour le style de Baudelaire est encore affirmée dans un quatrain apposé à l'édition à la première édition des Fleurs du Mal de 1857, publié dans les Épigrammes en 1894 :
Je compare ces vers étranges
Aux étranges vers que ferait
Un marquis de Sade discret
Qui saurait la langue des anges.
Il ne s'agit pas non plus pour Verlaine de renier les postulats qui fondent la démarche philosophiques et morale de Baudelaire.
Le point de départ de leur spiritualité est le même : tiraillement du corps et de l'âme entre deux pôles antagonistes : Spleen et Idéal. Combat du Bien et du Mal dans l'homme, qui se débats dans les vices inhérents à la nature humaine : "ennui", "luxure", "colère", "concupiscence", "avarice", "sottise".
Et surtout, même malaise profond devant l'inhumanité de la société urbaine industrielle et devant la déchéance de l'Homme.
Verlaine conserve jusqu'au bout une fraternité de vue et de souffrance avec le poète des Fleurs du Mal face au monde moderne, comme en témoigne le poème liminaire du recueil Liturgies intimes, intitulé "À Charles Baudelaire", véritable billet de "fraternité dans le péché" adressé en préambule à celui qui avait aussi pris le parti de la prière et de Dieu dans la dernière partie de sa vie, malgré son rejet des institutions et de la tradition catholiques, et ses relents satanistes :
Je ne t’ai pas connu, je ne t’ai pas aimé,
Je ne te connais point et je t’aime encor moins :
Je me chargerais mal de ton nom diffamé,
Et, si j’ai quelque droit d’être entre tes témoins,
C’est que, d’abord, et c’est qu’ailleurs, vers les Pieds joints
D’abord par les clous froids, puis par l’élan pâmé
Des femmes de péché desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! —
Tu tombas, tu prias, comme moi, comme toutes
Les âmes que la faim et la soif sur tes routes
Poussaient belles d’espoir au Calvaire touché !
— Calvaire juste et vrai, Calvaire où, donc, ces doutes,
Ci, çà, grimaces, art, pleurent de leurs déroutes.
Hein ? mourir simplement, nous, hommes de péché.
Fraternité dans le péché, et même malaise face au monde moderne donc. En revanche, Verlaine se fixe, avec ses grands recueils religieux, d'emprunter un chemin moral un peu différent dans sa poésie pour résoudre les dilemmes posés par ce malaise, en affirmant sa volonté de fusion et dissolution dans la communauté catholique et de Soumission à l'Église. Il choisit une autre voie de Salut et décide surtout, à la différence de son aîné, d'exploiter la veine théologique catholique dans des recueils dédiés, et de délaisser totalement la voie satanique, si chère à Baudelaire.
Cette inflexion morale, on la retrouve dans un autre genre conservé, celui des longs poèmes didactiques, veine aussi ancienne chez lui, et également empruntée à Baudelaire, dont Verlaine lui-même situe le "coin de frappe" originel dans le Prologue et l’Épilogue des Poèmes saturniens.
Ce genre est indissociable chez lui du poème allégorique, dont il est proche, et auquel il est d'ailleurs presque toujours associé, l'un n'existant pas dans ses recueils sans l'autre.
Comme les poèmes allégoriques, et peut-être plus qu'eux, ces poèmes didactiques, presque toujours écrits en alexandrins se caractérisent par "une certaine lourdeur, poids et mesure", que Verlaine assume dans un texte critique publié en 1890 alors qu'il compose le recueil Bonheur.
Vers le plus proche de la prose, l'alexandrin est choisi pour les possibilités de développement qu'il offre à la pensée par sa plasticité, ayant de l'avis même de Verlaine "ceci de merveilleux
qu’il peut être très solide, à preuve
Corneille, ou très fluide, avec ou sans mollesse,
témoin Racine."
Tenants et aboutissants esthétiques restant les même, une rupture traverse, comme dans les poèmes allégoriques, sa pratique du genre. Alors que dans sa jeunesse, Verlaine déployait dans ces compositions des considérations philosophiques inspirées de Schopenhauer et Baudelaire, questionnant les représentations du monde, les lignes de tension entre le réel et la volonté, l'action et le rêve, dans des propos souvent cyniques, ou pessimistes, il troque à partir de 1889 ces considérations et questionnements pour des développements religieux et théologiques, qu'il s'efforce, même aux heure les plus sombres, de tourner vers Dieu et la Lumière.
Attention toutefois, inflexion par rapport à Baudelaire ne signifie pas qu'il y ait eu rupture. Il ne faut pas s'y tromper. Le désir d'élévation dans ces recueils religieux ne retire rien au caractère fondamentalement baudelairien de Verlaine, bien au contraire.
Le mouvement vers le pôle du Bien est immédiatement équilibré chez lui par un renforcement du mouvement vers le pôle du Mal, comme en témoignent les deux recueils de poèmes pornographiques Femmes (1888-1890) et Hombres (1891-1904), publiés sous le manteau en parallèle de sa poésie religieuse, comportant des textes blasphématoires d'une vulgarité inouïe, ouvertement sadiens, comme en témoigne le poème d'introduction au recueil Femmes, "Ouverture":
Je veux m’abstraire vers vos cuisses et vos fesses,
Putains, du seul vrai Dieu seules prêtresses vraies,
Beautés mûres ou non, novices et professes,
Ô ne vivre plus qu’en vos fentes et vos raies !
Cette veine pornographique, pratiquée par Verlaine depuis les années 1860, souvent de façon anonyme, et qui s'accentue dans les années 1890, constitue la face cachée de son œuvre, ou plus exactement sa part sombre, et s'inscrit dans une grande continuité.
Le petit ensemble érotique Les Amies, intégré dans Parallèlement en 1889, avait en réalité déjà été publié sous le pseudonyme Pablo-Maria de Herlañes en 1867. Le sonnet obscène "L'Idole - Sonnet du trou du cul", intégré à Hombres en 1891, avait été composé à quatre mains avec Rimbaud en 1872. Et nous savons que les poèmes de la Bonne Chanson et des Romances sans paroles avaient également été doublés d'une production érotique ou pornographique explicite, jamais publiée, comptant notamment des piécettes érotiques dédiés à sa fiancée Mathilde, les poèmes pornographiques de l'Album zutique, ou encore le sonnet "Le Bon disciple", adressé à Rimbaud en mai 1872 :
Je suis élu, je suis damné !
Un grand souffle inconnu m'entoure.
Ô terreur ! Parce, Domine !
Quel Ange dur ainsi me bourre
Entre les épaules tandis
Que je m'envole aux Paradis ?
Fièvre adorablement maligne,
Bon délire, benoît effroi,
Je suis martyr et je suis roi,
Faucon je plane et je meurs cygne !
Toi le Jaloux qui m'as fait signe,
Me voici, voici tout moi !
Vers toi je rampe encore indigne !
— Monte sur mes reins, et trépigne !
La permanence et le renouveau dans son œuvre de cette poésie pornographique, avec publication de deux recueils consistants, et même plusieurs poèmes suggestifs dans ses recueils d'amour, montre un Verlaine non pas rangé moralement dans les années 1890, mais toujours double, cassé en deux spirituellement et poétiquement.
Or
c'est précisément la rupture intérieure de l'homme et son tiraillement
entre deux pôles antagonistes qui fondent la poétique de Baudelaire, et relient depuis l'origine spirituellement Verlaine à Baudelaire. Plus que d'un Verlaine "bon chrétien" dans ses dernières années donc, on doit en réalité parler d'un Verlaine baudelairien, n'ayant jamais cessé de l'être, et même d'une radicalisation de ce caractère baudelairien.
Cette évolution s'accompagne chez lui d'une exacerbation des mouvements d'amour et de haine dans ses relations, qui l'amène à partir de 1889 à exploiter à fond deux genres complémentaires nouveaux, jusqu'alors effleurés, la satyre et l'éloge, avec la publication de deux recueils dédiés l'un à ses amis en 1890, Dédicaces, l'autre à ses ennemis en 1896, Invectives.
L'exploitation active de ces deux genres issus de la poésie grecque antique, saisis à l'heure du bilan d'une vie, permettent au poète vieillissant et malade de régler ses comptes, de déverser ses rancœurs cumulées, ses colères, mais aussi de dire ses gratitudes, ses tendresses et ses regrets.
Ils lui permettent également, la notoriété grandissant, de se situer par lui-même socialement et publiquement, de court-circuiter la rumeur, d'enjamber les journaux, et de reprendre à travers son art la maîtrise d'une image publique qui lui a souvent échappée.
Enfin, ils lui permettent surtout, d'un point de vue poétique, de canaliser son caractère sanguin, sur lequel a tant insisté Lepeltier, et de déployer une poésie "réaliste, immédiate, parfois impulsive", dans une écriture "en force" "de la voix, du corps, des nerfs".
Rien d'étranger dans cette pratique au Verlaine jeune, qui avait déjà composé d'innombrables poèmes à adresse dans ses recueils précédents, y compris dans les très impersonnelles Romances sans paroles où un cycle entier de "Mauvaises chansons", véritables poèmes de la calomnie, était dédié directement à Mathilde. Simplement à partir de 1889, Verlaine sépare cette veine plus viscérale du reste de l’œuvre, et il en exaspère le caractère concret, brutal, non dans un "reniement", mais dans l'exacerbation à l'extrême d'un trait de personnalité ancien chez lui.
Rien d'étranger non plus dans cette pratique littéraire à la filiation avec Baudelaire, chez qui on retrouve la même tendance dans les dernières années, avec la multiplication de notices critiques et ébauches de journaux qui contiennent de véritables messages d'amour à l'attention de proches, d'autres écrivains ou d'artistes, et à l'inverse l'écriture d'immenses pamphlets satyriques comme son ouvrage assassin "Pauvre Belgique", en préparation juste avant sa mort, qui déversait à l'échelle d'une nation des tombereaux de haine. Baudelaire, vingt ans avant Verlaine, avait déjà développé un pendant relationnel dans son œuvre, dual, tiraillé entre amour et haine.
Cet aspect double de Verlaine n'est pas le seul élément de continuité maintenu avec Baudelaire.
À cette fracture intérieure de l'être structurant sa poésie, s'ajoute ce que Baudelaire appelait "le plaisir aristocratique de déplaire", qui s'exprime depuis l'origine chez Verlaine par un art du "déconcertement", goût de surprendre, voire de choquer, avec une esthétique permanente du "pas de côté", qui est un des ressorts chez lui de la "quête de nouveau", si chère à Baudelaire, et qui a été la pierre d'achoppement de son compagnonnage avec Rimbaud, au-delà de toutes leurs différences.
Car Verlaine est depuis l'origine, et restera jusqu'au bout, comme Baudelaire et Rimbaud, un poète expérimental, et un créateur de nouveau.
Si l'on ne prend pas en compte ce trait de caractère, conscient et assumé, il est impossible de comprendre l'évolution et les inflexions de la poésie verlainienne au fil des années, et qui ne caractérise pas que dans la dernière partie de sa vie.
Si on les lit attentivement, rien de commun sur la forme et le fond entre les Poèmes saturniens de 1866 et les Fêtes galantes publiées deux ans plus tard. Les Fêtes galantes elles-même n'ont plus rien à voir avec La Bonne Chanson écrite en 1870.
Et les Romances sans paroles qui suivent en 1874 sont l'aboutissement d'une quête poétique que Verlaine qualifie lui-même "d'hérésiaque" dans une lettre à Lepelletierde juin 1873 : "Mon voluminet t’a plu, malgré ses
hérésies. Je te prépare bien d’autres déconcertements, si l’affreux état de ma santé me laisse encore
assez vivre pour ébaucher l’œuvre dont je te parlais l’autre
jour."
Depuis aussi longtemps qu'il écrit, Verlaine affirme et exploite cette posture du "pas de côté", du renouveau constant, et cette culture de sa singularité poétique, qui l'amènent à produire un art qui se renouvelle sans cesse, puisant dans ses expériences relationnelles, spirituelles, matérielles, quitte à décontenancer la critique et le public, voire même à les perdre. Impossible, si l'on perd cela de vue, de comprendre les inflexions et les renouvellement opérés au début des années 1890, qui ne font que prolonger une série de mues poétiques ininterrompues depuis 1866.
*
Tous ces éléments témoignent assez que la poésie de Verlaine bénéficie dans les années 1890 d'un bouillonnement spirituel et intellectuel intense, qui s'inscrit chez lui dans le prolongement de quelque chose d'ancien, avec une série d'inflexions et renouveaux thématiques qui stimulent considérablement ses recherches dans les cadres esthétiques pratiqués par lui depuis toujours.
Parler, sous prétexte que les thèmes qu'il explore ne sont plus au goût du jour, ou pas à nôtre goût, ou que le travail d'élagage éditorial n'est pas fait, d'un tarissement de sa verve poétique, ou d'une corruption de de son chant, est une erreur courante mais grave, qui montre une grande méconnaissance du travail et de la créativité dont il fait preuve.
En réalité si on les lit attentivement, les recueils des années 1890 témoignent d'abord d'un renouveau des sujets dans des cadres maintenus, comme un second souffle insufflé dans l’œuvre.
Le seul vrai renouveau thématique et de genre, lié à sa seconde conversion, tient surtout à partir de 1889 dans l'apparition de poèmes qui sont de pures prières, véritables suppliques adressées à Dieu, comme un contre-pied radical aux Litanies de Satan de Baudelaire, et qui forment l'essentiel des Liturgies intimes :
Ayez pitié de nous, Seigneur !
Christ, ayez pitié de nous !
Rendez-nous plus croyants et plus doux
Loin du Péché suborneur,
Christ, ayez pitié de nous.
Criblez-nous comme fait le vanneur
Du grain dont il est jaloux.
Ayez pitié de nous, Seigneur.
Nous vous en supplions à genoux,
Ouvrez-nous par la Foi et le Bonheur.
Christ, ayez pitié de nous.
Au-delà de ces inflexions, reniements et renouveaux thématiques, cette période se caractérise surtout par la poursuite d'une recherche esthétique, dans une formidable continuité poétique.
Ses outils techniques, son système d'écriture, Verlaine ne les renie jamais, et il ne s'en défait jamais. Même lorsqu'ils sont négligés, ou de mauvaise facture, les poèmes d'après 1889 restent leurs terrains d'application systématique, et même Verlaine ne cesse, dans ses dernier recueils, d'en multiplier l'usage, et d'accentuer ce qui fait la spécificité de son chant.
L'usage des vers impairs est constant, presque un réflexe, et leur irrégularité est exacerbée à l'extrême, notamment dans le recueil Épigrammes, publié en 1894, deux ans avant sa mort, qui renouvelle l'esprit expérimental de Cellulairement :
Je suis si fatigué de la lutte
Qu'il me faut plus qu'un air de flûte
Très éteint en des couchants lointains.
La versification est variée, souvent hardie, exploitant toutes les "occasions harmoniques ou mélodiques ", "rhythmes inusités, impairs pour la plupart", jusqu'au mètre dépareillé impair-pair entrecroisés, par exemple dans le poème XIII d'Épigrammes en distiques associant hendécasyllabes et octosyllabes, une rareté qui mérite mention :
Quand nous irons, si je dois encor la voir,
Dans l’obscurité du bois noir,
Quand nous serons d’un moment dépaysés
De ce Paris aux cœurs brisés,
Alors, allons dormir du dernier sommeil !
Dieu se chargera du réveil.
Même des recueils apparemment plats et conventionnels, comme le très religieux Liturgies intimes, recèlent des trésors, par exemple le poème Agnus Dei, chef-d’œuvre construit en tercets de vers impairs dépareillés 9-11-13
avec césures différenciées, très instables, tenus et contrebalancés par une rime
féminine unique, elle-même modulée par la phonétique des consonnes
finales, qui met en musique les images qui se déploient sous nos yeux :
C’est le sel et non le sucre qu’il préfère,
Son pas fait le bruit d’une averse sur la poussière.
Quand il veut un but, rien ne l’arrête,
Brusque, il fonce avec des grands coups de sa tête,
Puis il bêle vers sa mère accourue inquiète…
Ou encore, dans le même recueil, le poème Kyrie Eleison cité plus haut, véritable prière construite en tercets de vers impairs dépareillés 9-7-7, avec rimes masculines croisées, introduite par un distique en vers pairs, 8-8, offrant la base d'un envoi qui revient en écho sous forme impair d'un tercet à l'autre, avec la dissolution du chant dans la répétition de la supplique finale :
Ayez pitié de nous, Seigneur !
Christ, ayez pitié de nous !
Criblez-nous comme fait le vanneur
Du grain dont il est jaloux.
Ayez pitié de nous, Seigneur.
Ouvrez-nous par l’Amour le Bonheur,
Nous vous en prions à genoux.
Ayez pitié de nous, Seigneur.
Seigneur, par l’Espérance, ouvrez-nous,
Christ, ouvrez-nous le Bonheur.
Christ, ayez pitié de nous.
Le "déglingage du vers" est même poussé à son paroxysme dans les derniers poèmes de Bonheur, par exemple dans poème XXXI où Verlaine délaisse la métrique et s'émancipe totalement de la rime pour basculer vers l'assonance pure, et produire des vers qui perdent toute consistance et se défont comme des échos :
Un glas lent se répand des clochers de la cathédrale
Répandu par tous les campaniles du diocèse,
Et plane et pleure sur les villes et sur la campagne
Dans la nuit tôt venue en la saison arriérée.
Chacun s'en fut coucher reconduit par la voix dolente
Et douce à l’infini de l'airain commémoratoire
Qui va bercer le sommeil un peu triste des vivants
Du souvenir des décédés de toutes les paroisses.
Surtout, Verlaine double pendant les années 1890 ses recherches esthétiques d'un soin de "sincérité absolue" dans son propos, parfois à l'excès, qui tranche avec le caractère un peu insincère des poèmes des années 1880, quand il cherchait un nouveau public, et se mettait pour cela en scène dans des postures d'appel un peu surfaites, artificielles, qui ne correspondaient pas à sa vraie nature.
Cette préoccupation de sincérité nouvelle est affirmée dès le début des années 1890 dans ses textes critiques en prose : "En quoi j’ai changé partiellement ? La sincérité, et, à ses fins, l’impression
du moment, suivie à la lettre, sont ma
règle préférée aujourd’hui." Mais elle est aussi affirmée dans plusieurs de ses compositions poétiques de ses dernières années, à commencer par le poème XVIII du recueil Bonheur (1891), qui fait de la "sincérité" - clarté et simplicité - la condition sine qua non de toute production artistique :
L’art tout d’abord doit être et paraître sincère
Et clair, absolument : c’est la loi nécessaire
Et dure, n’est-ce pas, les jeunes, mais la loi ;
[...]
Le Public, pour user de ce mot ridicule,
Dorénavant il bat en retraite et recule
Devant vos trucs un peu trop niais d’aujourd’hui,
Tordu par le fou rire ou navré par l’ennui.
L’art, mes enfants, c’est d’être absolument soi-même,
Et qui m’aime me suive et qui me suit qu’il m’aime,
[...]
Non, plus de fioritures, bons petits,
Ni de ce pessimisme et ni du cliquetis
De ce ricanement comme d’armes faussées,
Et ni de ce scepticisme en sottes fusées ;
Autrement c’est la mort et je vous le prédis
De ma voix de bonhomme, encore un peu. Jadis.
Foin ! d’un art qui blasphème et fi ! d’un art qui pose,
Et vive un vers bien simple, autrement c’est la prose.
La Simplicité, — c’est d’ailleurs l’avis rara, —
Ô la Simplicité, tout-puissant, qui l’aura
Véritable, au service, en outre, de la Vie
Elle vous rend bon, franc, vous demi-déifie.
Portés par ce souci de vérité nouveau, répété inlassablement d'un recueil à l'autre, ses meilleurs poèmes des années 1890 expriment à nouveau quelque chose d'une sensibilité viscérale, singulière, peut-être plus vraie et originale que celle des premières années, dont beaucoup de compositions étaient, de l'aveu même de l'auteur, des pastiches géniaux réalisés par un jeune homme en construction, qui se cherchait encore psychologiquement.
Car non seulement le Verlaine des années 1890 n'a jamais "renié son art", mais il est aussi sans doute plus authentique que le jeune, et à ce titre original, donnant à voir sa véritable nature humaine et poétique, mieux appréhendée dans ses spécificités, ses contradictions et ses ressorts.
Il est certain que les premiers recueils de Verlaine ont contribué à fixer son aura, et que sa réputation sulfureuse doublera dans les années 1880 cette aura d'un effet de scandale propice à sa célébration par la jeunesse, qui explique qu'il a été nommé Prince des Poètes en 1894 malgré sa négligence physique et l'opprobre attachée à son nom.
Mais son apport à la poésie ne peut être réduit à ces seuls recueils, et ne peut être ramené systématiquement à sa relation avec Rimbaud. Verlaine est, tout au long de ses trente années d'écriture, et par le sillon nouveau qu'il creuse, non seulement le lien qui unit Baudelaire et les Parnassiens aux Modernes, mais un des fondateurs de la modernité elle-même.
En passant sa vie à construire et élargir un "système" poétique
nouveau, porté par une esthétique du "déconcertement", de la surprise et
du renouvellement, Verlaine a précédé et annoncé la conception de la
modernité qu'Apollinaire formulera quarante ans plus tard dans son manifeste esthétique "L'esprit nouveau et les poètes", publié en 1918 : "L'esprit
nouveau est dans la surprise. C'est ce qu'il y a en lui de plus vivant,
de plus neuf. La surprise est le grand ressort du nouveau."
Par les innombrables genres qu'il a inlassablement explorés, il a donné une amplitude thématique inouïe à la poésie, et su mêler plus qu'aucun autre l'intime à la grande création. Impossible par exemple, sans l'existence de ses recueils amoureux et pornographiques, de concevoir l'existence d'Ombre de mon amour d'Apollinaire, qui en reprend les codes en les adaptant à son ton. Impossible, sans l'existence de ses poèmes religieux, d'imaginer la poésie en ton de prière de Péguy.
Surtout, par ses recherches techniques, sa virtuosité, et le soin qu'il a accordé aux ressorts les plus complexes du langage, il a posé les bases d'une poésie de la musique, du rythme, de la suggestivité, dont Mallarmé, Valéry et Apollinaire se saisissent à sa suite, et approfondissent, établissant une des veines fondamentales de la modernité poétique en France, que Meschonnic résumera dans la formule : "saisir non pas ce que le poème dit, mais ce qu'il fait."
Verlaine lui-même avait parfaitement conscience dans les années 1890 de l'importance de son travail dans l'histoire de la poésie française, et de l'unité de l'ensemble de son oeuvre, comme en témoigne ce passage de la préface à la réédition de 1890 des Poèmes saturniens :
Plus on me lira, plus on se convaincra qu’une sorte d’unité relie mes choses premières à celles de mon âge mûr : par exemple les Paysages tristes ne sont-ils pas, en quelque sorte, l’œuf de toute une volée de vers chanteurs, vagues ensemble et définis, dont je reste peut-être le premier en date oiselier ?
S'il est occulté par la critique contemporaine, le travail du Verlaine des dernières années n'a pas pu échapper à ses pairs attentifs, notamment Mallarmé, avec qui il correspondait, et qu'il a contribué à faire connaître. Mallarmé n'a d'ailleurs pas manqué de lui rendre un hommage poétique soutenu, dans le Tombeau de Verlaine, publié en 1897, un an après sa mort :
Le noir roc courroucé que la bise le roule
Ne s’arrêtera ni sous de pieuses mains
Tâtant sa ressemblance avec les maux humains
Comme pour en bénir quelque funeste moule.
Ici presque toujours si le ramier roucoule
Cet immatériel deuil opprime de maints
Nubiles plis l’astre mûri des lendemains
Dont un scintillement argentera la foule.
Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond —
Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine
À ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.
Nous cédons à présent la place au travail de mise en valeur de l’œuvre de l'autre Verlaine,
en laissant nos lecteurs avec les poèmes que nous avons sélectionnés au
fil d'années de lectures, en espérant qu'ils trouvent le même plaisir à
les lire et les découvrir que nous.
Nous y avons vu la confirmation que
Verlaine est resté, jusqu'au bout, un immense créateur, un poète de
génie, et une des plus grandes figures de notre poésie contemporaine.
Préface
On change, n’est-ce pas ? Quotidiennement,
dit-on. Mais moins qu’on ne se le figure peut-être.
En relisant mes primes lignes, je revis
ma vie contemporaine d’elles, sans trop ni trop peu de transition en arrière, je vous en donne ma parole d'honneur et vous pouvez m'en croire ; surtout ma vie intellectuelle, et c'est celle-là qui a le moins varié en moi, malgré les apparences. On mûrit et on vieillit avec et selon le temps, voilà tout. Mais le bonhomme, le monsieur, est toujours le même au fond.
J'avais donc, dès cette lointaine époque de bien avant 1867, car quoique les Poèmes saturniens n'aient paru qu'à cette dernière date, les trois quarts des pièces qui les composent furent écrites en rhétorique et en seconde, plusieurs même en troisième (pardon !) j'avais, dis-je, déjà des tendances bien décidées vers cette forme et ce fond d'idées, parfois contradictoires, de rêve et de précision, que la critique, sévère ou bienveillante, a signalés,surtout à l'occasion de mes derniers ouvrages.
De très grands changements d'objectif en bien ou en mal, en mieux, je pense, plutôt, ont pu, correspondant aux évènements d'une existence passablement bizarre, avoir eu lieu dans le cours de la production. Mes idées en philosophie et en art se sont certainement modifiées, s'accentuant de préférence dans le sens du concret, jusque dans la rêverie éventuelle. J'ai dit :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'indécis au précis se joint.
Mais il serait plus facile à quelqu'un qui croirait que cela en valût la peine, de retracer
les pentes d’habitude devenues le lit profond ou
non, clair ou bourbeux, où s’écoulent mon style
et ma manière actuels, notamment l’un peu
déjà libre versification, enjambements et rejets
dépendant plus généralement des deux césures
avoisinantes, fréquentes allitérations, quelque
chose comme de l’assonance souvent dans le
corps du vers, rimes plutôt rares que riches, le
mot propre évité des fois à dessein ou presque.
En même temps la pensée triste et voulue telle,
ou crue voulue telle. En quoi j’ai changé partiellement.
La sincérité, et, à ses fins, l’impression
du moment, suivie à la lettre, sont ma
règle préférée aujourd’hui. Je dis préférée, car
rien d’absolu. Tout, vraiment, est, doit être
nuance.
J’ai aussi abandonné, momentanément,
je suppose, ne connaissant pas l’avenir et surtout
n’en répondant pas, certains choix de sujets : les historiques et les héroïques, par
exemple ; et par conséquent le ton épique ou didactique
pris forcément à Victor Hugo, un
Homère de seconde main après tout, et plus directement
encore à M. Leconte de Lisle, qui
ne saurait prétendre à la fraîcheur de source
d’un Orphée où d’un Hésiode, n’est-il pas vrai ?
Quelles que fussent, pour demeurer toujours
telles, mon admiration du premier et mon estime
(esthétique) de l’autre, il ne m’a bientôt
plus convenu de faire du Victor Hugo ou du
M. Leconte de Lisle, aussi bien peut-être et
mieux (ça s’est vu chez d’autres, ou du moins il
s’est dit que ça s’y est vu) et j’ajoute que, pour
cela, il m’eût fallu, comme à d’autres, l’éternelle
jeunesse de certains Parnassiens, qui ne peut reproduire
que ce qu’elle a lu et dans la forme où
elle l’a lu.
Ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens,
bons camarades quasiment tous et
poètes incontestables pour la plupart, au nombre
de qui je m’honore d’avoir compté pour quelque
peu. Toutefois je m’honore non moins, sinon
plus, d’avoir, avec mon ami Stéphane Mallarmé
et notre grand Villiers, particulièrement plu à la
nouvelle génération et à celle qui s’élève : précieuse
récompense, aussi, d’efforts en vérité bien
désintéressés.
Mais, plus on me lira, plus on se convaincra
qu’une sorte d’unité relie mes choses premières
à celles de mon âge mûr : par exemple les
Paysages tristes ne sont-ils pas, en quelque
sorte, l’œuf de toute une volée de vers chanteurs,
vagues ensemble et définis, dont je reste peut-être
le premier en date oiselier ? On l’a imprimé
du moins. Une certaine lourdeur, poids et mesure,
qu’on retrouvera dans mon volume en
train, Bonheur, ne vous arrête-t-elle pas, sans
trop vous choquer, j’espère, ès les très jeunes
« prologue » et « épilogue » du livre qu’on vous
offre à nouveau ce jourd’huy ? Plusieurs de mes
poèmes postérieurs sont frappés à ce coin qui,
s’il n’est pas le bon, du moins me semble idoine
à ces lieu et place. L’alexandrin a ceci de merveilleux
qu’il peut être très solide, à preuve
Corneille, ou très fluide, avec ou sans mollesse,
témoin Racine. C’est pourquoi, sentant ma faiblesse
et tout l’imparfait de mon art, j’ai réservé
pour les occasions harmoniques ou mélodiques
ou analogues, ou pour telles ratiocinations compliquées,
des rhythmes inusités, impairs pour la
plupart, où la fantaisie fût mieux à l’aise, n’osant
employer le mètre sacro-saint qu’aux limpides
spéculations, qu’aux énonciations claires, qu’à
l’exposition rationnelle des objets, invectives ou
paysages.
Plusieurs, parmi les très aimables poètes nouveaux
qui m’accordent quelque attention, regrettent
que j’aie aussi renoncé à des sujets
« gracieux », comédie italienne et bergerades
contournées, oubliant que je n’ai plus vingt ans
et que je ne jouis pas, moi, de l’éternelle jeunesse
dont je parlais plus haut, sans trop de jalousie,
pourtant. La chute des cheveux et celle
de certaines illusions, même si sceptiques, défigurent
bien une tête qui a vécu, — et, intellectuellement
aussi, parfois même la dénatureraient.
L’amour physique, par exemple, mais
c’est d’ordinaire tout pomponné, tout frais, satin
et rubans et mandoline, rose au chapeau,
des moutons pour un peu, qu’il apparaît au
« printemps de la vie ». Plus tard, on revient
des femmes, et vivent alors, quand pas la
Femme, épouse ou maîtresse, rara avis ! les
nues filles, pures et simples, brutales et vicieuses,
bonnes ou mauvaises, plus volontiers
bonnes. Et puis, il va si loin parfois, l’amour
physique, dans nos têtes d’âge mûr, quand nos
âges mûrs ne sont pas résignés, y ayant ou non
des raisons.
Mais quoi donc ! l’âge mûr a, peut avoir ses
revanches et l’art aussi, sur les enfantillages de
la jeunesse, ses nobles revanches, traiter des
objets plus et mieux en rapport, religion, patrie, et la science, et soi-même bien considéré sous
toutes formes, ce que j’appellerai de l’élégie sérieuse,
en haine de ce mot, psychologie.
Et maintenant je puis, je dois peut-être,
m’expliquer très court, tout doucement, sur des
matières toutes de métier, avec de jeunes confrères
qui ne seraient pas loin de me reprocher
un certain illogisme, une certaine timidité dans
la conquête du « Vers Libre », qu’ils ont,
croient-ils, poussée, eux, jusqu’à la dernière limite.
En un mot comme en cent, j’aurais le tort de
garder un mètre, et dans ce mètre quelque césure
encore, et, au bout de mes vers, des rimes.
Mon Dieu ! j’ai cru avoir assez brisé le vers,
l’avoir assez affranchi, si vous préférez, en déplaçant
la césure le plus possible, et, quant à la
rime, m’en être servi avec quelque judiciaire pourtant, en ne m’astreignant pas trop, soit à
de pures assonances, soit à des formes de l’écho
indiscrètement excessives.
Puis, n’allez pas prendre au pied de la lettre
mon « Art poétique » de Jadis et Naguère, qui
n’est qu’une chanson, après tout. — je n’aurai
pas fait de théorie.
C’est peut être naïf ce que je dis là, mais la
naïveté me paraît être un des plus chers attributs
du poète, dont il doit se prévaloir à défaut
d’autres.
Et jusqu'à nouvel ordre, je m'en tiendrai là. Libre à d'autres d'essayer plus. je les vois faire et, s'il faut, j'applaudirai.
POÈMES MAUDITS
I
Début d'un récit diabolique
Les yeux de l'infini cette nuit étaient bleus,
Mi-fermés, et versant aux nids déjà frileux
Le rêve gazouilleur des nuits tièdes encore
Et les derniers vents de l'été, berceau sonore,
Sur le ciel clair charmaient ces sommeils délicats.
L'aurore est rouge d'incendie et de dégâts
Comme un champ de bataille aux milliers d'agonies.
Un lin pâle a bandé les étoiles ternies
Et la rosée est si comparable à des pleurs
Que c'est des pleurs issus de mille yeux de douleurs.
POEMES DE LA COURONNE D'OR
Bonheur
VIII
De deux désirs que, seul, un feu brutal avive,
Sans vestige autre nôtre, à travers cet émoi,
Qu’une larme de quoi! Que pleure quoi! dans quoi !
Nés parmi la douleur, le sang et la sanie
Nus, de corps sans instinct et d’âme sans génie
Pour grandir et souffrir par l’âme et par le corps,
Vivant au jour le jour, bernés de vœux discors,
Pour mourir dans l’horreur fatale et la détresse,
Quoi de nous, dès qu’en nous la question se dresse ?
Lors, à quelqu’un vraiment de nature ingénue
Sa conscience n’a qu’à dire : continue,
Si la chair n’arrivait à son tour, en disant :
Arrête, et c’est la guerre en ce juste à présent.
Mais tout n’est pas perdu malgré le coup si rude :
Car la chair avant tout est chose d’habitude,
Elle peut se plier et doit s’acclimater
C’est son droit, son devoir, la loi de la mater
Selon les strictes lois de la bonne nature.
Or la nature est simple, elle admet la culture ;
Elle procède avec douceur, calme et lenteur.
Ton corps est un lutteur, fais-le vivre en lutteur
Sobre et chaste, abhorrant l’excès de toute sorte,
Femme qui le détourne et vin qui le transporte
Et la paresse pire encore que l’excès.
II
Plus l’huile dans la lampe
Pour les yeux et la main,
Plus l’envieux qui rampe
Pour l’orgueil surhumain,
Plus l’épouse choisie
Pour vivre et pour mourir,
En qui l’on s’extasie
Pour s’aider à souffrir,
Hélas ! et plus les femmes
Pour le cœur et la chair,
Plus la Foi, sel des âmes,
Pour la peur de l’Enfer,
Et ni plus l'Espérance
Pour le ciel mérité
Par combien de souffrance !
Rien. Si. La Charité.
Le pardon des offenses
Comme un déchirement,
L’abandon des vengeances.
Comme un délaissement,
Changer au mieux le pire,
À la méchanceté
Déployant son empire,
Opposer la bonté,
Peser, se rendre compte.
Faire la part de tous,
Boire la bonne honte,
Être toujours plus doux...
Quelque chaleur va luire
Pour le cœur fatigué,
La vie enfin sourire
A cet homme trop gai.
Et puisque je pardonne,
Mon Dieu, pardonnez-moi,
Ornant l'âme enfin bonne
D’espérance et de foi.
V
Adultère codifié, faute irrémissible.
Tel un trait lancé juste, ayant l’enfer pour cible !
Beaucoup de vrais croyants, questionnés ici,
Répondraient à coup sûr qu’il en retourne ainsi.
Pour sa part part le mondain, qui n’y voit pas un crime,
Pour qui tous mauvais tours sont des bons coups d’escrime,
Rit du procédé lourd, préférant, affrontés,
Tous risques et périls à ces légalités
Abominablement prudentes et transies
Entre ces droits divers et plusieurs fantaisies,
Enfin jugé le cas boiteux, piteux, honteux.
Le Sage, de qui l’âme et l’esprit vont tous deux,
Bien équilibrés, droit, au vrai milieu des causes,
Pleure sur telle femme en route pour ces choses.
Il plaide l’ignorance, elle donc ne sachant
Que le côté naïf, c’est-à-dire méchant,
Hélas ! de cette douce et misérable vie.
Elle plait et le sait, et ce qu’elle est ravie
Mais son caprice tue, elle l’ignore tant !
Elle croit que d’aimer c’est de l’argent comptant,
Non un fonds travaillant, qu’on paie et qu’on est quitte,
Que d’aimer c’est toujours « qu’arriva-t-elle ensuite »,
Non un seul vœu qui tient jusqu’à la mort de nous.
Comme Dieu défié ne dit pas son courroux,
Gronde le seul péché, plaignant les pécheresses,
Coupables tout au plus de certaines paresses,
Et les trois quarts du temps luxurieuses point.
Bêle orgueil, intérêt mesquin, voilà le joint,
Avec d’avoir été trop ou trop peu jalouses.
Seigneur, ayez pitié des âmes, nos épouses.
VI
Mains qu’on baisa que souvent
Bouche aussi, cheveux aussi !
C’était l’âge triomphant
Sans feintise et sans souci.
Puis on eut tous les deux tort,
Mais l’autre n’en convient pas.
Et si c’est pour l’un la mort,
Pour l’autre c’est le trépas.
Fût-ce au suprême moment,
Pour qu’aussi l'âme, ma sœur,
Revive éternellement.
VII
Jettes-y, dans cette mer terrible,
Ouragan de calme, flot de paix,
Tes songes creux, tes rêves épais,
Et tous les défauts comme d’un crible.
(Car de gros vices tu n’en as plus.
Quant aux défauts, foule vénielle
Contaminante, ivraie et nielle,
Tu les as tous on ne peut pas plus.)
Jettes-y tes petites colères,
— Garde-les grandes pour les cas vrais, —
Les scrupules excessifs après,
— Les extrêmes, que tu les tolères !
De concupiscence, quelle qu’elle
Soit, femmes ou vin ou gloire, ah ! quelle
Qu’elle soit, qu’importe en vérité !
Jette-moi tout ce luxe inutile
Sans soupir, au contraire, en chantant,
Jette sans peur, au contraire étant
Lors détesté d’un luxe inutile
Jette à l’eau ! Que légers nous dansions
En route pour l’entonnoir tragique
Que nul atlas ne cite ou n’indique,
Sur la mer des Résignations.
VIII
L’homme pauvre du cœur est-il si rare, en somme ?
Non. Et je suis cet homme et vous êtes cet homme,
Et tous les hommes sont cet homme ou furent lui,
Ou le seront quand l’heure opportune aura lui.
IX
Bon pauvre, ton vêtement est léger
Comme une brume,
Oui, mais aussi ton cœur, il est léger
Comme une plume,
Ton libre cœur qui n’a qu’à plaire à Dieu,
Ton cœur bien quitte
De toute dette humaine, en quelque lieu
Que l’homme habite.
Le monde pour toi seul, le monde affreux
Devient possible,
T’environnant, toi qu’il croit malheureux,
D’oubli paisible.
Les femmes qui sont parfois d’âpres sœurs,
D’aigres maîtresses?
Même t’ayant d’étonnantes douceurs
Et ces caresses !
Tout à fait incapable de n’aimer
Qu’à les voir belles.
Qu’à les trouver bonnes et de n’aimer
Qu’elles en elles,
Et le pesant si léger que ce n'est
Rien de le dire,
Te dispenseront, tous comptes au net,
De leur sourire.
Et te voilà libre, à dîner, en roi.
Seul à ta table,
Sans nul flatteur, quel fléau pour un roi,
Plus détestable ?
L’assassin, l’escroc et l’humble voleur
Qui n’y voient guère
De nuance, t’épargnent comme leur
Plus jeune frère.
La clairvoyance te guide en marchant,
Fine et rapide,
Comme un ange contre le lourd méchant
Toujours stupide
La clairvoyance, qui n’est pas du tout,
La Méfiance
Et qui plutôt serait pour sommer tout,
La Prévoyance,
Élicitant les gens de prime-saut
Sous les grimaces
Faisant sortir la sottise du sot,
Trouvant des traces.
Et médusant la curiosité
De l’hypocrite
Par un regard entre les yeux planté
Qui brûle vite...
Et s’il ose rester des ennemis
A ta misère,
Pardonne-leur, ainsi que l’a promis
Ton Notre-Père...
Afin que Dieu te pardonne aussi, Lui,
Prends cette avance.
Car, dans le mal fait au prochain, c’est Lui
Seul qu’on offense.
XIII
Furieux mais insidieux,
Voici l’essaim des mauvais anges.
Rayant le pur, le radieux
Paysage de vols étranges,
Salissant d’outrages sans nom,
Obscénités basses et fades,
De mon renaissant Parthénon
Les portiques et les façades.
Tandis que quelques-uns d’entre eux,
Minant le sol, sapant la base,
S’apprêtent, par un art affreux,
A faire de tout table rase.
Ce sont, véniels et mortels.
Tous les péchés des catéchismes
Et bien d’autres encore, tels
Qu’ils font les sophismes des schismes.
La Luxure aux tours sans merci,
L’affreuse Avarice morale,
La Paresse morale aussi,
L*Envie à la dent sépulcrale,
La Colère hors des combats,
La Gourmandise, rage, ivresse,
L’Orgueil, alors qu’il ne faut pas,
Sans compter la sourde détresse
Des vices à peine entrevus.
Dans la conscience scrutée,
Hideur brouillée et tas confus.
Tourbe brouillante et ballottée.
Mais quoi! n’est-ce pas toujours vous,
Démon femelle, triple peste,
Pire flot de tout ce remous,
Pire ordure que tout le reste,
Vous toujours, vil cri de haro.
Qui me proclame et me diffame,
Gueuse inepte, lâche bourreau,
Horrible, horrible, horrible femme ?
Vous l’insultant mensonge noir,
La haine longue, l’affront rance,
Vous qui seriez le désespoir.
Si la foi n’était l’Espérance.
Et l'Espérance le pardon,
Et ce pardon une vengeance.
Mais quel voluptueux pardon,
Quelle savoureuse vengeance !
Et tous trois, espérance et foi
Et pardon, chassant la séquelle
Infernale de devant moi,
Protégeront de leur tutelle
Les nobles travaux qu’a repris
Ma bonne volonté calmée,
Pour grâce à des grâces sans prix,
Achever l’œuvre bien-aimée
Toute de marbre précieux
En ordonnance solennelle
Bien par-delà les derniers cieux,
Jusque dans la vie éternelle.
XIV
Sois de bronze et de marbre et surtout sois de chair :
Certes, prise l’orgueil nécessaire plus cher,
Pour ton combat avec les contingences vaines ;
Que les poils de ta barbe ou le sang de tes veines ;
Mais vis, vis pour souffrir, souffre pour expier,
Expie et va-t’en vivre et puis reviens prier,
Prier pour le courage et la persévérance
De vivre dans ce siècle, hélas ! et cette France,
Siècle et France ignorants et tristement railleurs.
(Mais le règne est plus haut et la patrie ailleurs
Et la solution est autre du problème.)
Sois de chair et même aime cette chair, la même
Que celle de Jésus sur terre et dans les cieux,
Et dans le Très Saint-Sacrement si précieux
Qu’il n’est de comparable à sa valeur que celle
De ta chair vénérable en sa moindre parcelle
Et dans le moindre grain de l’Hostie à l’autel ;
Car ce mystère, l’Incarnation, est tel,
Par l’exégèse autour comme par sa nature ;
Qu’il fait égale au Créateur la créature,
Cependant que, par un miracle encor plus grand,
L’Eucharistie, elle, les confond et les rend
Identiques. Or cette chair expiatoire,
Fais-t’en une arme douloureuse de victoire
Sur l’orgueil que Satan peut d’elle t’inspirer
Pour l’orgueil qu’à jamais tu peux considérer
Comme le prix suprême et le but enviable.
Tout le reste n’est rien que malice du diable !
Alors, oui, sois de bronze impassible, revêts
L’armure inaccessible à braver le Mauvais,
Pudeur, Calme, Respect, Silence et Vigilance.
Puis sois de marbre, et pur, sous le heaume qui lance
Par ses trous le regard de tes yeux assurés,
Marche à pas révérents sur les parvis sacrés.
XVI
Seigneur, vous m’avez laissé vivre
Pour m’éprouver jusqu’à la fin.
Vous châtiez cette chair ivre,
Par la douleur et par la faim !
Et Vous permîtes que le diable
Tentât mon âme misérable
Comme l’âme forte de Job,
Puis Vous m’avez envoyé l’ange
Qui gagea le combat étrange
Avec le grand aïeul Jacob.
C’est alors que la mort commence
Son œuvre inexpiable ? Non,
Mais qui me saisit de démence
Bien qu’encor criant Votre nom.
L’Ami me meurt, aussi la Mère,
Une rancune plus qu’amère
Me piétine en ce dur moment
Et me cantonne en la misère,
Dans la littérale misère,
Du froid, et du délaissement !
Tout s’en mêle : la maladie
Vient en aide à l’autre fléau.
Le guignon, comme un incendie
Dans un pays où manque l’eau,
Ravage et dévaste ma vie,
Traînant à sa suite l’envie,
L’ordre, l’obsèque trahison,
La sale pitié dérisoire,
Jusqu’à cette rumeur de gloire
Comme une insulte à la raison !
XXI
Ô ! j’ai froid d’un froid de glace
Ô ! je brûle à toute place !
Mes os vont se cariant,
Des blessures vont criant ;
Mes ennemis pleins de joie
Ont fait de moi quelle proie !
Mon cœur, ma tête et mes reins
Souffrent de maux souverains.
Tout me fuit, adieu ma gloire !
Est-ce donc le Purgatoire ?
— L’indignité de ton sort
Est le plaisir d’un plus Fort,
Aime tes croix et tes plaies,
Il est sain que tu les aies.
Face aux terribles courroux,
Bénis et tombe à genoux.
Fer qui coupe et voix qui tance,
C’est la bonne Pénitence.
Sous la glace et dans le feu
Tu retrouveras ton Dieu.
XXIV
Nous ne sommes rien. Dieu c’est tout. Dieu nous créa,
Dieu nous sauve. Voilà ! Voici mon aléa :
Prier obstinément. Plonger dans la prière,
C’est se tremper aux flots d’une bonne rivière
C’est faire de son être un parfait instrument
Pour combattre le mal et courber l’élément.
Prier intensément. Rester dans la prière
C’est s’armer pour l’élan et s’assurer derrière.
C’est de paraître doux et ferme pour autrui
Conformément à ce qu’on se rend envers lui.
La prière nous sauve après nous faire vivre,
Elle est le gage sûr et le mot qui délivre
Elle est l’ange et la dame, elle est la grande sœur
Pleine d’amour sévère et de forte douceur.
La prière a des pieds légers comme des ailes ;
Et des ailes pour que ses pieds volent comme elles ;
La prière est sagace ; elle pense, elle voit,
Scrute, interroge, doute, examine, enfin croit.
Elle ne peut nier, étant par excellence
La crainte salutaire et l’effort en silence.
Elle est universelle et sanglante ou sourit,
Vole avec le génie et court avec l’esprit.
Elle est ésotérique ou bégaie, enfantine
Sa langue est indifféremment grecque ou latine,
Ou vulgaire, ou patoise, argotique s’il faut !
Car souvent plus elle est bas, mieux elle vaut.
Je me dis tout cela, je voudrais bien le faire,
Seigneur, donnez-moi de m’élever de terre
En l'humble vœu que seul peut former un enfant
Vers votre volonté d’après comme d’avant.
Telle action quelconque en tel temps de ma vie
Et que cette action quelconque soit suivie
D’un abandon complet en vous que formulât
Le plus simple et le plus ponctuel postulat,
Juste pour la nécessité quotidienne
En attendant, toujours sans fin, ma mort chrétienne.
XXV
Tout casser d’un passé si pur, si chastement
Ordonné par la beauté des calmes pensées.
Et pour damner tant d’heures en Dieu dépensées.
Puis reprendre mon Œuvre, las d’un tel ahan,
Pénitent, et tombant à genoux mains dressées...
Priez avec et pour le pauvre Lelian !
XXIV
L’ennui de vivre avec les gens et dans les choses
Font souvent ma parole et mon regard moroses.
Or néanmoins la vie et son morne problème
Rendent parfois ma voix maussade et mon front blême.
XIX
La neige à travers la brume
Tombe et tapisse sans bruit
Le chemin creux qui conduit
A l’église où l’on allume
Pour la messe de minuit.
Sur la plume et le bitume,
Paris bruit et jouit.
Ripaille et Plaisant déduit
Sur le bitume et la plume
S’exaspèrent dès minuit.
Le malade en l’amertume
De l’hospice où le poursuit
Un espoir toujours détruit
S’épouvante et se consume
Dans le noir d’un long minuit...
La cloche au son clair d’enclume
Dans la cour fine qui luit,
Loin du péché qui nous nuit,
Nous appelle en grand costume
À la messe de minuit.
XXIII
Il pluvine, il neigeotte,
L’hiver vide sa hotte.
Le tabernacle bâille, vide,
L’autel, tout nu, n’a plus de cierges,
De grands draps noirs pendent aux grilles,
Les orgues saintes sont muettes.
Du brouillard danse à même
Le ciel encore blême.
Un clair soleil qui grise
Réchauffe l’âpre bise.
Revenir ! Alleluia !
XVII
Où l’âme se blottit comme en un nid de mousse !
XX
Je voudrais, si ma vie était encore à faire,
Qu’une femme très calme habitât avec moi
Plus jeune de dix ans, qui portât sans émoi
La moitié d’une vie au fond plutôt sévère.
Notre cœur à tous deux dans ce château de verre,
Notre regard commun ! franchise et bonne foi.
Un et double dirait comme en soi-même : Voi !
Et répondrait comme à soi-même : persévère !
Elle se tiendrait à sa place, mienne aussi,
Nous serions en ceci le couple réussi
Que l’inégalité, parbleu ! des caractères
Ne saurait empêcher l’équilibre qu’il faut,
Ce point était compris d’esprits en somme austères
Qu’au fond et qu’en tout cas l’indulgence prévaut.
XX
L’amitié, mais entre homme et femme elle est divine !
Elle n’empêche rien, aussi bien des rapports
Nécessaires, et sous les mieux séants dehors
Abrite les secrets aimables qu’on devine.
Nous mettrions chacun du nôtre, elle est très fine,
Moi plus naïf, et bien réglés en chers efforts
Lesdits rapports dès lors si joyeux sans remords
Dans la simplesse ovine et la raison bovine.
Si le bonheur était d’ici, ce le serait !
Puis nous nous en irions sans l’ombre d’un regret.
La conscience en paix et de l’espoir plein l’âme.
Comme les bons époux d’il n’y a pas longtemps
Quand l’un et l’autre d’être heureux étaient contents,
Qui vivaient, sans le trop chanter, l’épithalame.
XXVI
Beauté des corps et des yeux,
Parfums, régals, les ivresses.
Les caresses, les paresses.
Barraient seuls la route aux cieux.
Est-ce fini ? Tu l’assures
Sorte de pressentiment
D’un final apaisement,
Divin panseur de blessures,
Ô mon Dieu, voyez mes vœux,
Oyez mes cris de faiblesse,
Donnez-moi toute simplesse
Pour vouloir ce que je veux.
Alors seront effacées
À vos yeux inoffensifs,
Avec mes torts confessés
Ces lignes si peu pensées.
XXVII
Bande ton cœur moins faible au fond que tu ne crois,
Ne cherche, en fait d’abri, que l’ombre de la croix.
Ceins, sinon l’innocence, hélas ! et la candeur,
Du moins la tempérance et du moins la pudeur,
Et dans le bon combat contre péchés et maux
S’il faut, eh bien, emprunte à certains animaux,
Béhémos et Léviathan, prudents qu’ils sont,
Les armures pour la défensive qu’ils ont,
Puisque ton cas, pour l’offensive, est superflu,
Abdique les airs martiaux où tu t’es plu.
Laisse l’épée et te confie au bouclier.
Carapace-toi bien, comme d’un bon acier,
De discrétion fine et de fort quant-à-moi.
Puis, quand tu voudras r’attaquer, reprends la Foi !
XVIII
J’ai dit à l'esprit vain, à l'ostentation,
L’Ilion de l’orgueil futile, le Sion
De la frivolité sans cœur et sans entrailles,
La citadelle enfin du Faux :
« Croulez, murailles
Ridicules et pis, remparts bêtes et pis.
Contrescarpes, sautez comme autant de tapis
Qu’un valet matinal aux fenêtres secoue,
Fossés que l’eau remplit, concrétez-vous en boue
Qu’il ne reste plus rien qu’un souvenir banal
De tout votre appareil, et que cet arsenal,
Chics fougueux et froids, mots secs, phrase redondante,
Et cætera, se rende à l’émeute grondante
Des sentiments enfin naturels et réels. »
Ah ! j’en suis revenu, des « dandysmes » « cruels »
Vrais ou faux, dans la vie (accident ou coutume)
Ou dans l’art ou tout bêtement dans le costume.
Le vêtement de son état avec le moins
De taches et de trous possible, apte aux besoins,
Aux lies, aux chics qu’il faut, le linge, mal terrible
D’empois et d’amidon, le plus fréquent possible,
Et souple et frais autour du corps dispos aussi,
Voilà pour le costume, et quant à l’art, voici :
L’art tout d’abord doit être et paraître sincère
Et clair, absolument : c’est la loi nécessaire
Et dure, n’est-ce pas, les jeunes, mais la loi ;
Car le public, non le premier venu, mais moi,
Mais mes pairs et moi, par exemple, vieux complices,
Nous, promoteurs de vos, de nos pauvres malices.
Nous autres qu’au besoin vous sauriez bien chercher,
Le vrai, le seul Public qu’il faille raccrocher.
Le Public, pour user de ce mot ridicule,
Dorénavant il bat en retraite et recule
Devant vos trucs un peu trop niais d’aujourd’hui,
Tordu par le fou rire ou navré par l’ennui.
L’art, mes enfants, c’est d’être absolument soi-même,
Et qui m’aime me suive et qui me suit qu’il m’aime,
Et si personne n’aime ou me suit, allons seul.
Mais traditionnel et soyons notre aïeul !
Obéissons au sang qui coule dans nos veines
Et qui ne peut broncher en conjectures vaines.
Flux de verve gauloise et flot d’aplomb romain
Avec, puisqu’un peu Franc, de bon limon germain,
Moyennant cette allure et par cette assurance
Il pourra bien germer des artistes en France.
Mais, plus de fioritures, bons petits,
Ni de ce pessimisme et ni du cliquetis
De ce ricanement comme d’armes faussées,
Et ni de ce scepticisme en sottes fusées ;
Autrement c’est la mort et je vous le prédis
De ma voix de bonhomme, encore un peu. Jadis.
Foin ! d’un art qui blasphème et fi ! d’un art qui pose,
Et vive un vers bien simple, autrement c’est la prose.
La Simplicité, — c’est d’ailleurs l’avis rara, —
Ô la Simplicité, tout-puissant, qui l’aura
Véritable, au service, en outre, de la Vie
Elle vous rend bon, franc, vous demi-déifie.
Que dis-je ? elle vous déifie en Jésus-Christ
Par l’opération du même Saint-Esprit
Et l’humblesse sans nom de son Eucharistie,
Sur les siècles épand l’ordre et la sympathie,
Règne avec la candeur et lutte par la foi,
Mais la foi tout de go, sans peur et sans émoi
Ni de ces grands raffinements des exégètes,
Elle trempe les cœurs, rassérène les têtes,
Enfante la vertu, met en fuite le mal
Et fixerait le monde en son état normal
N’était la Liberté que Dieu dispense aux âmes
Et dont le premier homme et nous, nous abusâmes
Jusqu’aux tristes excès où nous nous épuisons
Dans des complexités comme autant de prisons.
Et puis, c’est l’unité désirable et suprême :
On vit simple, comme on naît simple, comme on aime
Quand on aime vraiment et fort, et comme on hait
Et comme l’on pardonne, au bout, lorsque l’on est
Purement, nettement simple et l’on meurt de même,
Comme on naît, comme on vit, comme on hait, comme on aime,
Car aimer c’est l’Alpha, fils, et c’est l’Oméga
Des simples que le Dieu simple et bon délégua
Pour témoigner de lui sur cette sombre terre
En attendant leur vol calme dans sa lumière.
Oui, d’être absolument soi-même, absolument !
D’être un brave homme épris de vivre, et réclamant
Sa place à toi, juste Soleil de tout le monde.
Sans plus se soucier, naïveté profonde !
De ce tiers, l’apparat, que du fracas, ce quart,
Pour le costume, dans la vie et quant à l’art ;
Dédaigneux au superlatif de la réclame,
Un digne homme amoureux et frère de la Femme,
Élevant ses enfants pour ici-bas et pour
Leur lot gagné dûment en le meilleur Séjour,
Fervent de la patrie et doux aux misérables,
Fier pourtant, partant, aux refus inexorables
Devant les préjugés et la banalité
Assumant à l’envi ce masque dégoûté
Et, pour un peu, ferait défoncer la baraque !
Rude à l’orgueil tout en pitoyant l’orgueilleux,
Mais dur au fat et l’écrasant d’un mot joyeux
S’il juge toutefois qu’il en vaille la peine
Et que sa nullité soit digne de l’aubaine.
Oui, d’être et de mourir loin d’un siècle gourmé
Dans la franchise, ô vivre et mourir enfermé,
Et s’il nous faut, par surcroît, de posthumes socles,
Gloire au poète pur en ces jours de monocles !
XXX
L’amour de la Patrie est le premier amour
Et le dernier amour après l’amour de Dieu,
C’est un feu qui s’allume alors que luit le jour
Où notre regard luit comme un céleste feu,
L’enfant grandit, il sent la terre sous ses pas
Qui le porte, le berce, et, bonne, le nourrit.
Et douce, désaltère encore ses repas
D’une liqueur, délice et gloire de l’esprit.
Puis l’enfant se fait homme ou devient jeune fille,
Et cependant que croît sa chair pleine de grâce,
Son âme se répand par-delà la famille
Et cherche une âme sœur, une chair qu’il enlace ;
Et quand il a trouvé cette âme et cette chair,
Il naît d’autres enfants encore, fleurs de fleurs
Qui germeront aussi le jardin jeune et cher
Des générations d’ici, non pas d’ailleurs.
L’homme et la femme ayant l’un et l’autre leur tâche,
S’en vont chacun un peu de son côté. La femme
Gardienne du foyer tout le jour sans relâche,
La nuit garde l’honneur comme une chaste flamme ;
L’homme vaque aux durs soins du dehors : les travaux,
La parole à porter, — sûr de ce qu’elle vaut, —
Sévère et probe et douce, et rude aux discours faux,
Et la nuit le ramène entre les bras qu’il faut.
Tous deux, si pacifique est leur course terrestre.
Mourront bénis de fils et vieux dans la patrie ;
Mais que le noir démon, la Guerre, essore l’œstre,
Que l’air natal s’empourpre aux reflets de tuerie,
Que l’étranger mette son pied sur le vieux sol
Nourricier, — imitant les peuples de tous bords,
Saragosse, Moscou, le Russe, l’Espagnol,
La France de Quatre-vingt-treize, l’homme alors,
Magnifié soudain, à son œuvre se hausse
Et tragique et classique et très fort et très calme.
Lutte pour sa maison ou combat pour sa fosse,
Meurt en pensant aux siens ou leur conquiert la palme.
S’il survit, il reprend le train de tous les jours,
Élève ses enfants dans la crainte du dieu
Des ancêtres et va refleurir ses amours
Aux flancs de l’épousée éprise du fier jeu.
L’âge mûr est celui des sévères pensées,
Des espoirs soucieux, des amitiés jalouses,
C’est l’heure aussi des justes haines amassées,
Et quand sur la place publique, habits et blouses,
Les citoyens discords dans d’honnêtes combats
(Et combien douloureux à leur fraternité !)
S’arrachent les devoirs et les droits, ô non pas
Pour le lucre, mais pour une stricte équité,
Il prend parti, pleurant de tuer, mais terrible
Et tuant sans merci, comme en d’autres batailles,
Le sang autour de lui giclant comme d’un crible,
Une atroce fureur, pourtant sainte, aux entrailles.
Tué, son nom, célèbre ou non, reste honoré.
Proscrit ou non, il meurt heureux, dans tous les cas,
D’avoir voué sa vie et tout au Lieu Sacré
Qui le fit homme et tout, de joyeux petit gas.
Sa veuve et ses petits garderont sa mémoire,
La terre sera douce à cet enfant fidèle
Où le vent pur de la Patrie, en plis de gloire,
Frissonnera comme un drapeau tout fleurant d’elle.
Mais quoi donc, le poète, à moins d’être chrétien
(Le chrétien se fait tel que Jésus dit qu’il soit),
Comment en ces temps-ci et très fier peut-il bien
Aimer la France ainsi qu’il doit comme il la voit,
Dépravée, insensée, une fille, une folle
Déchirant de ses mains la pudeur des aïeules
Et l’honneur ataval et, l’antique parole,
La parlant en argot pour des sottises seules,
L’amour, l’évaporant en homicides vils
D’où quelque pâle enfant, rare fantôme, sort,
Son Dieu, le reniant pour quels crimes civils !
Prête à mourir d’ailleurs de quelle lâche mort !
Lui-même que Dieu voit être un pur patriote
L’affamant aujourd’hui, le prescrivant naguère,
Pour n’avoir pas voulu boire comme un îlote
Le gros vin du scandale au verre du vulgaire,
Le dénonçant aux sots pires que les méchants,
Bourreaux mesquins, non moins d’ailleurs que tels méchants
Pire que tous, à cause, ô honte ! que ses chants
Faisaient honte à plusieurs à cause de leurs chants,
Enfin, méconnaissant et l’heure et le génie
Jusqu’à ce péché noir entre tous ceux de l’homme
Jusqu’à ce plongeon dans toute l’ignominie
D’insulter l’ange comme en l’unique Sodome !
Mais le poète est un chrétien qui dit : « Non pas ! »
À ces comme velléités d’être tenté
Vers les déclamations par la Pauvreté,
Et d’elles dans l'horreur du premier mauvais pas.
« Non pas ! » puis s’adressant à la Vierge Marie :
« Ô vous, reine de France et de toute la terre,
Vous qui fidèlement gardez notre patrie
Depuis les premiers temps jusqu’à cette heure austère
Où chacun a besoin du courage de dix
S'il veut garder sa foi par ses pertes de fois
La pratiquer tout simplement, ainsi jadis,
Puis y mourir tout simplement, comme autrefois !
Depuis les Notre-Dame au-dessus des ancêtres
Profilant leur prière immense et solennelle
Jusqu’aux mois de Marie, échos des soirs champêtres,
Sourire de l’Église aux cœurs vierges en elle,
Depuis que notre culte intronisait nos rois,
Depuis que notre sang teignait votre pennon
Jusqu’au jour où quel Dogme à travers tant d’effrois
Ajoutait quel honneur encore à votre nom,
Vous qui, multipliant miracles et promesses,
De la Sainte-Chandelle à la Salette et Lourdes,
Daignez faire chez nous éclore des prouesses
Même en ces temps d’horreur d’État louches et sourdes.
Mère, sauvez la France, intercédez pour nous,
Donnez-nous la foi vive et surtout l’humble foi,
Que l'âme de tous nos aïeux brûle en nous tous
Pour la vie et la mort, au foyer, dans la loi,
Dans le lit conjugal, sur la couche dernière,
Simple et forte et sincère et bellement naïve,
Pour qu’en les chocs prévus, virils à sa manière,
Qui fut la bonne quand elle dut être active,
Si Dieu nous veut vaincus, du moins nous le soyons
En exemple, lavant hier par aujourd’hui
Et faits, après l’horreur, l’honneur des nations,
Et s’il nous veut vainqueurs nous le soyons pour lui. »
XXXI
Un glas lent se répand des clochers de la cathédrale
Répandu par tous les campaniles du diocèse,
Et plane et pleure sur les villes et sur la campagne
Dans la nuit tôt venue en la saison arriérée.
Chacun s'en fut coucher reconduit par la voix dolente
Et douce à l’infini de l'airain commémoratoire
Qui va bercer le sommeil un peu triste des vivants
Du souvenir des décédés de toutes les paroisses.
XXXII
Des Angélus font aux campaniles
Une couronne d’argent qui chante ;
De blancs hibous, aux longs cris graciles,
Tournent sans fin de sorte charmante ;
Des processions jeunes et claires
Vont et viennent de porches sans nombre,
Soie et perles de vivants rosaires,
Rogations pour de chers fruits d’ombre.
Ce n’est pas un rêve ni la vie,
C’est ma belle et ma chaste pensée,
Si vous voulez ma philosophie,
Ma mort choisie ainsi déguisée.
Liturgies intimes
II
Avent
Dans les Avents les côs chantons,
Toute la nuit, grâce à la lune
Clartive alors, et dont le front
S’argente et cuivre dès la brune
Jusqu’à l’aube en peu d’ombre, et ces
Chante-clair, clair comme un beau rêve,
Proclament jusques à l’excès
Le soleil… qui plus tard se lève,
Trop tard pour ceux qui sont reclus
Au poulailler, — tout comme une âme
Ne tendant que vers les élus,
Dans le péché, prison infâme, —
Et comme une âme les bons coqs,
Vigilants, tels au temps de Pierre,
Souffrent, mais, en dépit des chocs
D’ombre, chantent, et l’âme espère.
V
Circoncision
Fils de l'Homme qui souffrez Enfant dans votre chair
Pour obéir au premier précepte de la Loi,
Or, nous venons en ce jour saintement doux-amer,
Vous offrir les prémices aussi de notre foi.
Nous déposons sur l’autel le parfait hommage
De nos péchés pénitents à votre innocence,
Sur l’autel blanc où votre sang si pur, notre otage,
Coule mystiquement comme il coula littéral
Au Golgotha, comme il stilla, pas plus réel
Mais littéral aussi, ce jour, dont le rituel
Retient l’anniversaire cruel et lilial.
Et nous circoncisons nos cœurs suivant votre exemple,
Et nous voudrons ressembler à Vous-même, qui fites
Le vieux Siméon, dans la solennité du Temple,
Exhaler vers vous une allégresse sans limites.
L’ancien Adam qui se désolait dans son espoir
Toujours remis d’enfin voir, de ses yeux, nous meilleurs,
Nous très doux sans plus d’ire rouge ou d’orgueil noir,
Va chanter un fier cantique de joie et de pleurs,
Et dans les cieux les bienheureux et bienheureuses
S’éjouiront plus que de coutume, et les anges,
Pour ce que cette année, elle à peine dans les langes,
Dès son premier souffle, a ces haleines amoureuses.
VII
Kyrie eleïson
Ayez pitié de nous, Seigneur !
Christ, ayez pitié de nous !
Rendez-nous plus croyants et plus doux
Loin du Péché suborneur,
Christ, ayez pitié de nous.
Criblez-nous comme fait le vanneur
Du grain dont il est jaloux.
Ayez pitié de nous, Seigneur.
Nous vous en supplions à genoux,
Ouvrez-nous par la Foi et le Bonheur.
Christ, ayez pitié de nous.
Ouvrez-nous par l’Amour le Bonheur,
Nous vous en prions à genoux.
Ayez pitié de nous, Seigneur.
Seigneur, par l’Espérance, ouvrez-nous,
Christ, ouvrez-nous le Bonheur.
Christ, ayez pitié de nous.
Ayez pitié de nous, Seigneur !
I
Asperges me
Moi qui ne suis qu’un brin d’hysope dans la main
Du Seigneur tout-puissant qui m’octroya la grâce,
Je puis, si mon dessein est pur devant sa face,
Purifier autrui passant sur mon chemin.
Je puis, si ma prière est de celles qu’allège
L’Humilité du poids d’un désir languissant
Comme un païen peut baptiser en cas pressant,
Laver mon prochain, le blanchir plus que la neige.
Prenez pitié de moi, Seigneur, suivant l’effet
Miséricordieux de vos mansuétudes,
Veuillez bander mon cœur, cœur aux épreuves rudes,
Que le zèle pour votre maison soulevait
Faites-moi prospérer dans mes vœux charitables,
Et pour cela, suivant le rite respecté,
Gloire à la Trinité durant l’éternité.
Gloire à Dieu dans les cieux les plus inabordables,
Au Fils, créateur et sauveur, juge et partie,
Au Saint-Esprit, de qui la lumière est sortie
Par quel rayon ? — ainsi qu’une eau lustrale, mon sang bout, —
Moi qui ne suis qu’un brin d’hysope dans Sa main…
III
Noël
C'est cet Enfant qu’il nous faut être
Si nous voulons voir Dieu le Père,
Accordez-nous d’aussi renaître
En bébés, purs, nus, sans repaire
Qu’une étable, sans compagnie
Qu’une âne et qu’un bœuf, humble paire ;
D’avoir l’ignorance infinie
Et l’immense toute-faiblesse
Par quoi l’humble enfance est bénie ;
De n’agir sans qu’un rien ne blesse
Notre chair pourtant innocente
Encor même d’une caresse,
Sans que notre œil chétif ne sente
Douloureusement l’éclat même
De l’aube à peine pâlissante,
Du soir venant, lueur suprême,
Sans éprouver aucune envie
Que d’un long sommeil tiède et blême…
En purs bébés que l’âpre vie
Destine, — pour quel but sévère
Ou bienheureux ? — foule asservie
Ou troupe libre, à quel calvaire ?
XI
Veni, Sancte.
Versez les sept dons de la foi,
Versez, « Esprit d’intelligence »,
Dans les âmes toutes au moi
Surtout l’amour et l’indulgence
Et le goût de la pauvreté
Tant des autres que de soi-même :
Qu’ils comprennent la charité
Puisqu’ils sont l’élite et la crème.
Qu’ils estiment leur rire sot,
Visant, non le dogme immuable,
Mais l’humble et le faible (un assaut
Dont le capitaine est le Diable).
Au lieu d’ainsi le profaner,
Ce cantique de nos ancêtres,
Qu’ils le méditent, pour donner
Le bon exemple, eux, les grands maîtres,
Et, tandis qu’ils seront en train
D’édifier le paupérisme
D’esprit et d’argent, qu’ils réin-
Tègrent un peu le Catéchisme.
XII
Juin
Mois de l'Été, mois rouge et or, mois de l’Amour,
Juin, pendant quel le cœur en fleur et l'âme en flamme
Se sont épanouis dans la splendeur du jour
Parmi des chants et des parfums d’épithalame,
Mois du Saint-Sacrement et mois du Sacré-Cœur,
Mois splendide du Sang réel, et de la Chair vraie,
Pendant que l’herbe mûre offre à l’été vainqueur
Un champ clos où le blé triomphe de l’ivraie,
Et pendant quel, nous misérables, nous pécheurs,
Remémorés de la Présence non pareille.
Nous sentons ravigorés en retours vengeurs
Contre Satan, pour des triomphes que surveille
Du ciel là-haut, et sur terre, de l’ostensoir,
L’adoré, l’adorable Amour sanglant et chaste,
Et du sein douloureux où gîte notre espoir
Le Cœur, le Cœur brûlant que le désir dévaste,
Le désir de sauver les nôtres, ô Bonté
Essentielle, de leur gagner la victoire
Éternelle. Et l’encens de l’immuable été
Monte mystiquement en des douceurs de gloire.
XII
Saint l’homme quand clos ses jours débiles,
Dans l’heur et dans le pardon des Saintes Huiles,
Et l’essor soudain vers des séjours enfin tranquilles.
Les cieux sont pleins, Juste, de ta gloire.
La terre en bas vénérera ta mémoire,
Béni soit celui qui vient au Nom qu’il nous faut croire !
Hosanna sur terre et dans les cieux.
Deux fois hosanna pour l’homme glorieux !
Trois fois hosanna pour Dieu miséricordieux.
XV
Dévotions
Il n’est remède encore à vos tristesses noires,
Sécheresse maligne et coupable langueur,
Que telles dévotions surérogatoires,
Comme des mois de Marie et du Sacré-Cœur,
Éclat et parfum purs de fleurs rouges et bleues,
Par quoi l’âme qu’endeuille un ennui morfondu,
Tout soudain s’éveille à l’enthousiasme dû
Et sent ressusciter ses allégresses feues
Cantiques frais et blancs de vierges comme aux temps
Premiers, quand les chrétiens étaient toute innocence,
Hymnes brûlants d’une théologie intense
Dans la sanglante ardeur des cierges palpitants ;
Comme le chemin de la Croix, baisers et larmes,
Argent et neige et noir d’or des Vendredis Saints,
Lent cortège à genoux dans la paix des tocsins,
Stabats sévères indiciblement aux si doux charmes,
Et la dévotion, aussi, du chapelet,
Grains enflammés de chaste délire où s’embrase
L’ennui souvent, où parfois l’excès de l’extase
Se consumait au feu des Ave qui roulait ;
Et celle enfin des saints locaux, Martin de France,
Et Geneviève de Paris, saints du pays
Et des villes et des villages, obéis
Et vénérés avec chacun son espérance
Et son exemple et son précepte bien donné,
Ses miracles ! — mœurs plus intimes du culte,
Eh oui, c’est encor vous, en dépit de l’insulte,
Qui nous sauvez, peut-être, à tel moment donné.
XV
Agnus Dei
L’agneau cherche l’amère bruyère,
C’est le sel et non le sucre qu’il préfère,
Son pas fait le bruit d’une averse sur la poussière.
Quand il veut un but, rien ne l’arrête,
Brusque, il fonce avec des grands coups de sa tête,
Puis il bêle vers sa mère accourue inquiète…
Agneau de Dieu, qui sauves les hommes,
Agneau de Dieu, qui nous comptes et nous nommes,
Agneau de Dieu, vois, prends pitié de ce que nous sommes,
Donne-nous la paix et non la guerre,
Ô l’agneau terrible en ta juste colère,
Ô toi, seul Agneau, Dieu le seul fils de Dieu le Père.
« Au commencement était le Verbe
« Et le Verbe était en Dieu.
« Et le verbe était Dieu. »
Ainsi va le texte superbe,
S’épanchant en ondes de claire
Vérité sur l’humaine erreur,
Lavant l’immondice et l’horreur,
Et la luxure et la colère,
Et les sept péchés, et d’un flux
Tout parfumé d’odeurs divines,
Rafraîchissant jusqu’aux racines
L’arbre du bien, sec et perclus,
Et déracinant sous sa force
L’arbre du mal et du malheur
Naguère tout en sève, en fleur,
En fruit, du feuillage à l’écorce.
Ô Jean, le plus grand, après l’autre
Jean, le Baptiste, des grands saints,
Priez pour moi le Sein des seins
Où vous dormiez, étant apôtre !
Ô, comme pour le paysan,
Sur ma tête frivole et folle,
Bon prêtre étendant ton étole,
Dis l’évangile de saint Jean.
XIX
Vêpres rustiques
Une prière est murmurée à voix si basse
Qu’on entend comme un vol de bons anges qui passe.
La clochette retentit et le bon clergé
S’agenouille devant l’autel, dûment rangé.
Ô le grêle harmonium sans son plain-chant !
L’Église se remplit. Il fait tiède. L’argent
Pour le culte et celui du denier de Saint-Pierre
Et des pauvres tombe à bruit doux dans l’aumônière.
Le soleil lui faisant un nimbe mordoré,
Le vieux saint du village est tout transfiguré.
Ça sent bon. On dirait des fleurs très anciennes.
S’exhalant, lentes, dans le latin des antiennes.
Et le Salut ayant béni l’humble troupeau
Des fidèles, on rejoint meilleurs le hameau.
Le soir on soupe mieux, et quand la nuit invite
Au sommeil, on s’endort bien à l’aise et plus vite.
XXII
Pénitence
La luxure, ce moins terrible des péchés ;
Ces deux pires de tous, l’Avarice et l’Envie ;
La Gourmandise, abus risible de la vie ;
Toi, Paresse, leur mère à tous, à ces péchés,
Et la Colère, presque belle en sa hideur,
Avec de faux reflets d’héroïsme, on veut croire,
Et l’Orgueil son grand frère à la gloire illusoire
Et tous dans leur révolte horrible et leur hideur,
Pénitence, presque innocence tu les vaincs,
Tu les poursuis, tu les arrêtes et les captes
Sauvant les âmes, par l’excellence des actes,
De l’Enfer et de ses milices que tu vaincs.
Oui, tu nous dictes et fait faire d’excellents
Actes à cause de l’excellence des causes,
Épanouissant, sur les épines de roses
Que la Prière après vient cueillir à pas lents,
Pénitence, du fond de mes crimes affreux,
Luxure, orgueil, colère et toute la filière,
J’invoque ton secours, Vertu particulière,
Seule agréable à Dieu qui voit mon cœur affreux.
Final
Mon cœur est un troupeau dissipé par l’autan
Mais qui se réunit quand le vrai Berger siffle
Et que le bon vieux chien, Sergent ou Remords, gifle
D’une dent suffisante et dure assez l’engeance.
Affreuse que je suis, troupeau qui m’en allai
Vers une monstrueuse et solitaire voie.
Ô, me voici, Seigneur, ô votre sainte joie !
Votre pacage simple en les prés où, j’allai
Naguère, et le lin pur qu’il faut et qu’il fallut,
Et la contrition, hélas ! si nécessaire,
Et si vous voulez bien accepter ma misère,
La voici ! faites-la, telle, hélas ! qu’il fallut.
POEMES DIAMANTS COULEUR DE LARMES
Chansons pour elle
XXI
Tu crois au marc de café,
Aux présages, aux grands jeux :
Moi je ne crois qu’en tes grands yeux.
Tu crois aux contes de fées,
Aux jours néfastes, aux songes,
Moi je ne crois qu’en tes mensonges.
Tu crois en un vague Dieu
En quelque saint spécial,
En tel Ave contre tel mal.
Je ne crois qu’aux heures bleues
Et rose que tu m’épanches
Dans la volupté des nuits blanches !
Et si profonde est ma foi
Envers tout ce que je crois
Que je ne vis plus que pour toi.
V
Es-tu brune ou blonde ?
Sont-ils noirs ou bleus,
Tes yeux ?
Je n’en sais rien, mais j’aime leur clarté profonde,
Mais j’adore le désordre de tes cheveux.
Es-tu douce ou dure ?
Est-il sensible ou moqueur,
Ton cœur ?
Je n’en sais rien, mais je rends grâce à la nature
D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.
Fidèle, infidèle ?
Qu’est-ce que ça fait.
Au fait ?
Puisque, toujours disposé à couronner mon zèle
Ta beauté sert de gage à mon plus cher souhait.
XV
Jusques aux pervers nonchaloirs
De ces yeux noirs,
Jusques, depuis ces flemmes blanches
De larges hanches
Et d’un ventre et de beaux seins
Aux fiers dessins,
Tout pervertit, tout convertit tous mes desseins
Jusques à votre menterie,
Bouche fleurie,
Jusques aux pièges mal tendus
Tant attendus,
De tant d’appas, de tant de charmes.
De tant d’alarmes,
Tout pervertit, tout avertit mes tristes larmes,
Et, chère, ah ! dis : Flûtes et zons
À mes chansons
Qui vont brâmant, tels des cerfs prestes
Aux gestes lestes,
Ah ! dis donc, Chère : Flûte et zon l
À ma chanson,
Et si je fais l’âne, eh bien, donne-moi du son !
II
Compagne savoureuse et bonne
À qui j’ai confié le soin
Définitif de ma personne,
Toi mon dernier, mon seul témoin,
Viens çà, chère, que je te baise,
Que je t’embrasse long et fort,
Mon cœur près de ton cœur bat d’aise
Et d’amour pour jusqu’à la mort :
Aime-moi,
Car, sans toi,
Rien ne puis,
Rien ne suis.
Je vais gueux comme un rat d’église,
Et toi tu n’as que tes dix doigts ;
La table n’est pas souvent mise
Dans nos sous-sols et sous nos toits ;
Mais jamais notre lit ne chôme,
Toujours joyeux, toujours fêté,
Et j’y suis le roi du royaume
De ta gaîté, de ta santé !
Aime-moi,
Car, sans toi,
Rien ne puis.
Rien ne suis.
Qu’importe ton passé, ma belle,
Et qu’importe, parbleu ! le mien :
Je t’aime d’un amour fidèle
Et tu ne m’as fait que du bien.
Unissons dans nos deux misères
Le pardon qu’on nous refusait,
Et je t’étreins et tu me serres
Et zut au monde qui jasait !
Aime-moi
Car, sans toi,
Rien ne puis,
Rien ne suis.
Odes en son honneur
Use de moi, je suis ta chose ;
Mon amour va, ton humble esclave,
Prêt à tout ce que lui propose
Ta volonté, dure ou suave,
Prompt à jouir, prompt à souffrir,
Prompt vers tout hormis pour mourir !
Mourir dans mon corps et mon âme,
Je le veux si c’est ton caprice.
Quand il faudra que je périsse
Tout entier, fais un signe, femme,
Mais que mon amour dût cesser ?
Il ne peut s’éterniser.
Jette un regard de complaisance,
Ô femme forte, ô sainte, ô reine,
Sur ma fatale insuffisance
Sans doute à te faire sereine :
Toujours triste du temps fané,
Du moins, souris au vieux damné.
XIX
Ils me disent que tu me trompes.
D’abord, qu’est-ce que ça leur fait ?
Chère frivole, que tu rompes
Un serment que tu n’as pas fait ?
Ils me disent que t’es méchante
Envers moi, — moi, qui suis si bon !
Toi méchante ! Qu’un autre chante
Ce refrain très loin d’être bon
Méchante, toi qui toujours m’offres
Un sourire amusant toujours,
Toi, ma reine, qui de tes coffres
Me puise des trésors toujours.
Ils me disent et croient bien dire,
Ô toi que tu ne m’aimes pas ?
Que m’importe, j’ai ton sourire,
Et puis tu ne m’aimerais pas ?
Tu ne m'aimes ? Et la grâce
Et la force de ta beauté.
Tu me les donnes, grande et grasse
Et voluptueuse beauté.
Tu ne m’aimes pas? Et quand même
Ce serait vrai, qu’est-ce que fait ?
« Si tu ne m’aimes pas, je t’aime. »
— Mais tu m’aimes, dis, par le fait.
XVIII
J'aime ton seul parfum, frais
Et chaud effluve, vent de mer
Et vent, sous le soleil, de prées
Non sans quelque saveur amère
Pour saler et poivrer ainsi
Qu’il est urgent, mon cœur transi.
Mon cœur, mais non pas ma bravoure
En fait d’amour ! Tu ressuscite-
Rais un défunt, le bandant pour
Le déduit dont Vénus dit : Sit !
Oui, mon cœur encore il pantèle
Du combat court, mais de peur telle !
Peur de te perdre si le sort
Des armes eût trahi tes coups.
Peur encor de toi, peur encore
De tant de boudes et de moues.
Quant aux deux autres, ô là là !
Guère n’y pensais, t’étais là.
Iris, ambre, ainsi j’annonçai
— Ma mémoire est bonne — ces vers
A ta victoire fière et gaie
Sur tes rivales somnifères.
Mais que n’ont-ils le don si cher,
Si pur ? Fleurer comme ta chair !
XV
De ta chienne de vie aussi,
Mes pleurs tombent gros, lourds, ainsi
Que des fontaines dans des vasques,
Et mes longs soupirs condolents
Se mêlent à tes récits lents.
Je t’écoute, et ma pitié toute.
Toute mon admiration,
Une indicible affection,
Sinon celle d’un pur amour
Te vont de moi par quelle route
Qui souffrirait, chère, à son tour,
Qui souffrira, j’en ai la crainte,
Qui souffre déjà, tu le sais,
Toi parfois mauvaise à l’excès.
Charmante aussi comme une sainte
Envers ce moi, bon vieil amant,
Le dernier, hein, probablement ?
Élégies
À mon âge, je sais, il faut rester tranquille,
Dételer, cultiver l’art, peut-être imbécile,
D’être un bourgeois, poète honnête et chaste époux,
À moins que de plonger, sevré de tout dégoût,
Dans la crapule des célibats innommables.
Je sais bien, et pourtant je trouve plus aimables
Les femmes et leurs yeux et tout d’elles, depuis
Les pieds fins jusqu’aux noirs cheveux, nuit de mes nuits,
Car les femmes c’est toi désormais pour la vie,
Pour moi, pour mon esprit et pour ma chair ravie,
Ma chair, elle se tend vers toi, pleine d’émoi
Sacré, d’un bel émoi, le feu, la fleur de moi ;
Mon âme, elle fond sur ton âme et s’y fond toute,
Et mon esprit veut ton esprit.
Chérie, écoute
Moi bien : Or je suis vieux ou presque, et Dieu voulut
Te faire de dix ans plus jeune, dans le but
Evident d’être, toi, plausible compagne
De ma misère emmi mes châteaux en Espagne.
— Ne me regarde pas de tes petits yeux bruns,
Naguère, moi compris, les bourreaux de d’aucuns. —
Châtelaine de qui je ne suis, las ! le page,
Mais le vieil écuyer fidèle et pas trop sage
Grâces à ta bonté qui pleut dans le désert
Parfois, mais le chanteur familier et disert
Rentrant et ressortant par une porte basse,
Le berger de tes gras pâturages qui passe
Pour sorcier, qui sur toi dresse ses yeux matois
Et t’évoque et t’envoûte en son rauque patois,
Le moine confesseur, saint homme par sa robe
Austère, blanche et noire et qui, dit-on, dérobe
Des masses de malice et plus d’un joli tour,
L’archer, enfin, qui veille au créneau de la tour,
Châtelaine de mes domaines de Bohême,
Ecoute bien, chérie, écoute bien : je t’aime !
— Et dis à les cheveux de me luire moins noir,
Tes cheveux, pourpre en deuil sur le rouge du soir.
Les gens crieront ce qu’ils voudront : « C’est ridicule,
Idiot ! Un barbon ! Où la chair nous accule
Pourtant ! « Passe encore de bâtir » et cætera ! »
Va, toi ! le monde en vain de moi caquettera.
Je t’aime, moi, barbon, toi, plus une ingénue,
D’une amour, comme de printemps, tard survenue
Et d’un élan, aussi, médité, concerné,
Mariant mon déclin à ta maturité.
Ô ta maturité plus belle et plus jolie
Que telle adolescence à la taille qui plie
Et que tels vingt-cinq ans certes très savoureux
Mais trop fringants pour faire assez mes sens heureux !
Toi, simple et, par la loi des choses, reposée
Moyennant toutefois parfois une fusée
De franche passion et de goût aux ébats,
Tu sais porter le poids divin de tes appas
Comme un soldat instruit porte à l’aise ses armes,
Et manier avec autorité tes charmes.
Et puis, ô ton bon sens, et puis, ô la gaîté.
Ta raisonnable et fine et sans rien d’apprêté
Gaité ! Sages conseils souvent épicés d’ire
Plaisamment simulée et finissant en rire.
Le Bottin ne saurait nombrer les agréments.
Ta conversation éclate en mots charmants
Plus naïfs que roués, bien que roués quand même,
Et pour tout dire enfin, excitants à l’extrême
Grâce à ton visage enfantin et grâce à la
Lèvre supérieure en avant que voilà,
Qui boude drôlement sous quel nez qui se moque,
Nez en l’air, nez léger, petit nez qu’un rien choque
Et fronce amusamment, sottise ou male odeur.
Ou parfum excessif, ou propos em…nuyeur.
Quelque méchanceté, dame ! il faut qu’on l’avoue,
Te hérisse à son tour — et certes je t’en loue,
Mais j’en souffre — et sur moi, non pas étourdiment,
Mais de propos délibéré, va promenant
Sa herse, tel un laboureur brisant des mottes.
— Ô que tes longues mains, n’étant plus des menottes,
Bercent, ne griffent plus mon amour agité. —
Mais au fond, bien au fond, cette méchanceté
Même m’est salutaire et bonne, tant je t’aime !
Elle fouette mon sang qui coule plutôt blême
A cause de la maladie et des ennuis.
Elle avertit le casse-cou fou que je suis,
Et, par l’effet de la pure logique, amène
Mon regret, ou plutôt mon remords, à l’amène
Façon que j’ai, des jours de penser et d’agir
Et j’entends ma méchanceté propre rugir
Et rendre malheureux tel ou tel ou telle autre
En dépit de mes airs tout ronds de bon apôtre.
Aussi, malgré les pleurs dont tu rougis mes yeux,
Je proclame à jamais les torts délicieux.
Puis, ces défauts, car tu n’en manques point peut-être
Assez, — quelque charmants qu’ils daignent me paraître, —
Ne sont rien. Tu me plais. Que dis-je, tu m’es Dieu.
Non pas Déesse, tant me brûles d’un feu
Jovial, et tu m’es maître et non plus maîtresse,
Tant ta volonté tonne à travers toute ivresse.
Tes défauts ne sont rien que le miroir des miens.
Capricieuse avec des retours, ô si tiens !
Colère, point jalouse (est-ce taquinerie ?)
Très maussade entre temps, car il faut bien qu’on rie,
Gaie à l’excès, car il faut bien qu’on pleure aussi,
Et le reste… Mais quoi, tu m’es tout, — et merci !
II
Cette liaison qui m’a fait ton esclave ivre,
Tu ne t’en souviens plus non plus. Rayons du livre
De Mémoire ce jour des jours, ou plutôt non,
Il ne sera pas dit, ou j’y perdrai mon nom,
Que je n’aurai pas fait au moins le nécessaire
Pour retrouver un peu de cet anniversaire.
Oui, c’était par un soir joyeux de cabaret.
Un de ces soirs plutôt trop chauds où l’on dirait
Que le gaz du plafond conspire à notre perte
Avec le vin du zinc, saveur naïve et verte.
On s’amusait beaucoup dans la boutique et on
Entendait des soupirs voisins d’accordéon
Que ponctuaient des pieds frappants presque en cadence.
Quand la porte s’ouvrit de la salle de danse
Vomissant tout un flot dont toi, vers où j’étais.
Et de ta voix qui fait que soudain je me tais,
S’il te plaît de me donner un ordre péremptoire.
Tu t’écrias « Dieu » qu’il fait chaud. Patron, à boire !
Je regardai de ton côté. Tu m’apparus
Toute rose, enflammée, et je comme accourus
À toi, tant ton visage et toute la personne,
Gaîté, santé, beauté du corps que l’on soupçonne
Sous le jersey bien plein et la jupe aux courts plis
Bien pleins, et les contours des manches mieux remplis
Encore, ô plaisir ! car vivent des bras de femme !
M’avaient pris d’un seul coup, tel un fauve réclame
Et mord sa proie, et comme j’avais discerné
Dans tes quelques mots dit d’un ton, croyais-je, inné,
Avec l’accent qu’on a dans le Nord de la France
Et que je connais bien ayant, par occurrence,
Vécu par là, je liai conversation,
T’offrant, selon ton vœu, la consommation
Que tu voudrais, « au nom du pays ». Et nous bûmes
Et nous causâmes, lors, à remplir cent volumes,
De ceci, de cela, le tout fort arrosé
De ce vin-là, naïf et vert et très rusé.
Ce qui s’ensuivit par exemple, je l’oublie
Tout en m’en doutant peu ou prou. Mais toi, pâlie
Le lendemain et lasse assez (moi las, très las),
Peux-tu te rappeler pourquoi, sans trop d’hélas !
Connaissances d’hier à peine, tendres âmes
Au chocolat matinal nous nous tutoyâmes ?
Pour des commencements banals certes, c’en sont
À ces amours, ô vrai ! mes dernières, qui font
Comme un signe de croix sur mon vieux cœur en peine
Entre le bien, le mal, la tendresse et la haine
Enfin au port, un port orageux, mais un port
Pour ce qui me reste de vie et pour la mort !
Avons-nous voyagé, dis, ma puissante reine,
Étoile de la mer, ô toi toujours sereine
À travers ce pullulement d’affreux dangers.
Écueils, naufrages, calmes plats tant partagés ?
Avons-nous traversé des rages, des misères,
Heurts de cœurs violents et chocs de caractères,
Disputes, pis encore, trahisons, pis encor,
Finalement la paix, n’est-ce pas ? paix en or,
Paix pour de bon, paix définitive et sans trêve ?
Ah ! ce serait le but et ce serait le rêve
Mieux encore que conjugal, presque chrétien
Ô l’humble bouchon d’où m’afflua tout ce bien…
IX
Tu fais tant partie intégrante de moi-même,
Ou plutôt je le fais tant de ce toi que j’aime
Si ! que j’en suis venu jusqu’à le confier
Ou, mieux, que tu perçois sans, moi t’y convier.
Les secrets les plus noirs de mon intelligence
Et de ma conscience, et quelle diligence
Ne mets-tu pas dans l’enquête et dans l’examen !
Parfois, ma foi, tu m’interpelles haut la main
Avec raison souvent et toujours avec flamme.
Sur quelque point obscur qui me perplexe l’âme.
C’est ainsi qu’aujourd’hui comme nous nous levions
Après une nuit belle et que nous nous devions
Depuis trois fois que nous étions forcément sages,
Tu t’avisas, dans le plus prude des langages
Mitigé d’ailleurs par tout air naïf et franc,
De me blâmer de faire noir ayant dit blanc
Et dédier ma chair d’homme à la chair des femmes
En des rapprochements nombreux et polygames,
Cependant que mon âme, encore qu’en état
De péché très grief et d’extrême attentat,
Aspire au Ciel conquis par quels soins nécessaires !
Et s’exhale en accents qu’on veut croire sincères
Et qui valurent même à cet infime moi
Les suffrages sans pair des gens de bonne foi…
Un baiser prolongé (Qu’arriva-t-il ensuite ?
Dame !) mit ta logique et la morale en fuite,
Mais quoi ? l’objection restait, et maintenant
Que je suis de sang-froid, et frais et raisonnant,
Causons
C’est vrai qu’à la suite de douleurs grandes,
De malheurs mérités, d’ennuis, toutes offrandes
À ce monde mauvais où s’incarne Satan,
Ayant enfin courbé le front du vieil Adam
Devant la vérité patente de l’Église,
J’adorai Jésus qui l’incarne et réalise.
Et j’entendis ce culte au culte extérieur.
Nul ne pratiqua plus que moi, nul au rieur
Imbécile qu’hélas ! est le Français en masse,
Ne cracha le respect humain mieux sur la face.
Communiant à peu près tous les jours, d’esprit,
Sinon de fait toujours, — et chaste (bien m’en prit).
Sobre (il n’était que temps), plus perfide ni brute.
Je tournais saint, je crois. Le malheur c’est qu’en butte
Dès lors aux vrais dévots comme aux prêtres sans foi,
À quelque exception près — je m’enquis pourquoi
Cet écart entre la Doctrine et ceux du Temple,
Sans penser qu’un jour je devais suivre l’exemple
Mais non plus en prêcher, et j’appris qu’il était
Difficile, sinon impossible, de fait,
D’être un chrétien digne du nom, dans ces scandales,
À moins de qualités par trop pyramidales…
Et puis, et puis la chair est forte et l’esprit lent.
Pas plus que l’intellect le sang n’est somnolent.
Deux beaux yeux, des contours, ces sons, une démarche
Eurent trop bientôt fait chavirer ma pauvre arche,
Et le naufrage fut total et dure encor,
Et toi-même tu m’es un des flots du décor
Terrifiant (tout juste) où vint sombrer le drame
De ma vie et qui peut s’appeler : Par la Femme !
Mais non, tu m’es un flot de clarté, non de nuit.
Tu me sauves du désespoir, requin qui fuit.
Ta conversation est un clairon qui sonne
Ma diane, et me fait n’avoir peur de personne
Que de toi quand tu dois ne me sourire pas.
Ton conseil est le seul, tu gagnes mes combats,
Et la gaieté de ton corps blanc et brun et rose
M’absout de tout dans telle nôtre apothéose.
X
Dans le peu de défauts dont je suis incapable,
Compte celui d’une jalousie implacable
Envers toi, mon Mensonge aimé qui m’a dompté,
Jusqu’à m’être un tel parangon de vérité
Que quand tu sors, belle, habillée, et pour des heures,
Prétexte, fourberie, astuces, feintes, leurres,
Tu me dis : « Je fais une course », et je te crois.
La foi du charbonnier, même plus qu’en la Croix,
Étant la mienne en toi, certes tu peux sans crainte
Ah ! tu le sais ! jouer de moi qui le crois sainte,
Et quand tu fais semblant d’issir en négligé,
Me narguant d’un : « Je vais voir des amants que j’ai » ;
Lors je ne te crois pas, sûr, certain que tu railles.
J’aimerais moins suivre mes propres funérailles,
Dans un cas de malheur (c’est si je te perdais)
Que celles qui me traiterait de dadais.
De dupe et mettrait bien à nu tes félonies,
Et je le traînerais, cet être, aux gémonies !
Pourtant prends garde ! il n’est pire que l’eau qui dort.
J’ai des menaces, hein ? et des gestes de mort
Par des fois, qui ne sont pas plus rares en somme,
Que de droit pour tout homme assumant d’être un homme
La canne d’un cocu va douce à manier,
Le revolver n’a rien que puisse renier
Un monsieur mal luné qu’on n’attendait que guère,
Et le couteau semble à d’aucuns de bonne guerre,
S’il s’agit de quelque surprise prise mal.
Je suis nerveux, mon pouls ne bat pas très normal,
Toi-même tu pourrais passer pour peu commode
Et la prescription s’absente de ton code :
Dame ! un malentendu bien vite éclaterait
Non pour la trahison qui se dévoilerait,
Du moins le crois-je ainsi, vu mon humeur égale
Quant aux mœurs, mais bien pour l’espèce de fringale
Querelleuse précisément propre à tous deux.
Donc sans être jaloux, tort mesquin et hideux,
Je deviens ombrageux comme un cheval de race
Pour peu que l’on prête à mon vice ou qu’on l’agace.
Le coup serait alors, non pas de m’éviter,
Toi surtout, que non pas ! mais bien de me guetter
Pour me gâter à l’heure choisie opportune,
M’étourdir de baisers jusqu’à m’être importune,
Jusqu’à m’être opportune encor, sans sourciller
Jusqu’à m’en chatouiller, m’en faire bafouiller,
Rire hystériquement comme un enfant qui joue.
Me distraire en un mot de l’ennui qui me roue,
Me tirer hors de moi, du bonhomme nouveau
Que dès lors me voici peindre l’idée en beau,
En rose, et me lâcher, mué tel dans la vie.
Ainsi le plan. Je méconnais. Fais et j’y fie…
D’ailleurs tu me connais aussi, trop plus que bien
Même et tout secret mien devient vite le tien.
C’est terrible et logique et je n’y peux qui vaille,
Mais il dépend de toi, sans effort ni trouvaille,
Absolument, étant donné moi rien qu’à toi.
Moi te croyant et t’adorant en toute foi,
Moi ta chose et ton bien qu’on pille et qu’on gaspille ;
Il dépend de toi, dis-je, étourdiment gentille
Et si drôle comme tu l’es lorsque tu veux,
Ou sombre en harmonie avec tes noirs cheveux,
Et sérieuse avec l’aide de tes yeux d’ombre,
Tes yeux où des pensers sans fin passent sans nombre
Si lumineux et si mutins quand il te plaît ;
Or il dépend de toi, je le répète, il est
Dans ta main, ta main preste et leste et, s’il faut, lourde,
D’assoupir, de magnétiser, de rendre sourde.
Aveugle et plus crédule encore que jamais.
Grâce au vrai bon vouloir indolent que j’y mets.
Toute velléité mienne de jalousie…
Va donc, surpasse-toi, sers-nous la mieux choisie
De tes ruses dans l’art joli de me duper.
Le mieux serait pourtant de ne pas me tromper.
XI
Bah ! (Ce n’est pas à vous que l’on parle, madame),
Après tout, laissons-nous promener par la lame.
Elle est douce, elle est forte, elle sent bon la mer,
Son haleine est salée avec un goût amer,
Elle est ronde et nerveuse, elle chante, elle gronde,
Et c’est un véhicule aimable sur le monde,
Sa transparence aussi forme un miroir vivant,
Réfléchissant le ciel et son aspect mouvant.
La brise la caresse et la bise la fouette.
Espoir, regret ou vœu, l’aile de la mouette
Vole autour et, la nuit, grise, est rose le jour.
Comme la certitude ou le doute en amour…
Laissons-nous promener par elle (rien, ma chère,
Qui vous concerne) tant qu’elle est encor légère
Et claire et mesurée en un juste reflux.
N’attendons pas, grands dieux ! qu’il ne soit bientôt plus
Temps, que, sous l’ouragan subit, elle n’éclate
Furieuse et méchante et trouble sous Hécate
Fatidique et moqueuse en les nuages tors :
Telle une femme ayant franchement tous les torts,
Qui se révolte et devient pire que nature,
Orage de colère et tourbillon d’injure !
Ah ! malheur à celui pris dans cet affreux pot
Au noir
(Tiens, chère ! Que charmante ce tantôt !)
XII
Certes il fut traversé traverseras-tu,
Ce mien, dernier amour, mon arrière-vertu,
Mon ultime raison, mon excuse suprême
De vivre et d’être un homme et de rester moi-même,
Traversé traverseras-tu dans que de sens,
Combien de fois ! depuis les soirs presque innocents
À force de candeur dans l’entier badinage
Où se forma cette union, notre ménage
Bizarre, intermittent, plein de lutte et de jeux,
Jusqu’à cet aujourd’hui nuageux, orageux,
Courageux après tout, vécu comme en campagne
Avec tel quel air de malheur qui l’accompagne,
Pour le saler et le poivrer conformément
Aux besoins du moment en fait de condiment.
Malentendus dès les premières fois, querelles
Souvent, disputes très souvent, graves, car elles
Avaient pour sanction, las ! des brutalités
Pas toujours tiennes, nos pénates désertés
À tour de rôle ou d’une fuite mutuelle,
Pauvres pénates tôt rejoints ! Âpre, cruelle,
Abominable vie, adorée, entre nous !
Mais enfin il est temps pour nous comme pour tous
D’asseoir et d’assurer sur quelque base forte,
Pur dévouement ou simple habitude, n’importe !
— L’habitude souvent confine au dévouement
Et le dévouement n’est jamais qu’un dénouement. —
Cette nôtre existence, en somme indispensable
À nos tempéraments, comme aux genêts le sable,
Ce statu quo peut-être un peu trop militant
Mais qui nous plaît et qui nous sied, même, pourtant.
Sauvage, oui, notre vie ? Hé ! rendons-la moins rude,
Moi par le dévouement et toi par l’habitude.
Soyons de vieux amants étant de vieux amis.
Je me ferai de plus en plus souple et soumis
Et le sujet plutôt que l’amant de la reine.
Mais toi, tout en restant terrible, sois sereine !
Ironique un petit, et, sûre de ton Paul,
S’il faute, punis-le comme on fustige un fol
De cour qu’il est coutume après tout de peu battre.
Moi je vais me forcer, m’user, me mettre en quatre
Pour obtenir, de mon côté, ce résultat
D’au moins t’humaniser et te mettre en état
De me montrer, du tien, quelque peu d’indulgence
Compatible avec mon degré d’intelligence
Sauf en un cas de trahison mienne perçu
(Et ne prends la revanche un peu qu’à mon insu),
Car, somme toute, à tout péché miséricorde.
Bref des concessions réciproques : j’accorde
De vivre ton féal corvéable et chétif ;
Accorde de régner sans zèle intempestif.
Tiens, quand tu n’es pas là, pour telle ou telle cause,
Absence bien forcée et qui me fait morose
À pleurer, au début, ainsi qu’un orphelin
Voulant sa mère, et quel cœur gros, et quel œil plein !
Par degrés, cependant presque insensibles,
J’arrive à m’engourdir en chagrins plus paisibles,
Plus plausibles aussi puisqu’y faire ne puis,
Et peu à peu l’agitation de mes nuits,
D’abord toute à ton corps qu’un rêve réalise,
Se transfigure enfin, se comme subtilise.
De comme virilise en ardente amitié.
Mais en pure amitié, tendre encore à moitié
Tout au plus, et l’amant devient le camarade,
Nuance exquise quand la couleur se dégrade
Du rouge de fournaise au blanc rose du jour.
Eh bien ! sans abdiquer pour cela notre amour,
— Les dieux nous gardent d’une telle ingratitude !
Si nous nous imposions résolument l’étude
D’appliquer la leçon dont je te parlais là,
La leçon que l’alme nature me souffla
Au moyen si persuasif, encor qu’austère,
D’une façon de divorce sans adultère
Et que console un sûr désir d’un prompt retour ?
Si nous tâchions d’éviter bien ces chocs, et pour
Cela, si nous tentions d’être un peu moins en ligne
De bataille, et d’accord tacite sur l’insigne
Question, qu’on réserve en tout tact bien discret,
D’essayer de la franche amitié qu’on plierait,
Parfois, quand il faudrait, au caprice de l’heure,
Ou souvent… et, tapis dans l’heur et la demeure
Qu’un loisir diligent nous aura préparés,
Parfilons-y gaiement des jours considérés
Par les yeux aussi bien bêtes du voisinage,
Mais dont l’assentiment garantit et ménage
La tranquillité due en somme aux gens de bien.
Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas ? nous, ce double vaurien,
Ce vagabond des deux sexes, cette bohème
Que nous sommes et cette espèce de poème
Que nous vivons, non sans peut-être du talent,
Nous, transformés en un couple chaste au vœu lent
(Chaste et lent relativement, le vœu, le couple),
Hein, ça t’agrée ? Et le sens-tu vaillante et souple
Assez pour conspirer avec moi ce bonheur,
Assez pour conquérir avec moi cet honneur !
Hum ! Tu ne réponds pas, sinon d’une grimace
Dédaigneuse plutôt, et que faut-il qu’on fasse ?
Baste ! qu’il en retourne ainsi qu’il te plaira.
Je t’obéis en tout, advienne que pourra.
La mort est là d’ailleurs, conseillère émérite
Qui nous dit de jouir, vite et beaucoup de suite,
Et qu’un traître jupon prime un loyal linceul…
Son avis est le tien, pas, chérie ? C’est le seul !
Dans les limbes
II
Hélas ! tu n’es pas vierge ni
Moi non plus. Surtout tu n’es pas
La Vierge Marie et mes pas
Marchent très peu vers l’infini
De Dieu ; mais l’infini d’amour,
Et l’amour c’est toi, cher souci,
Ils y courent, surtout d’ici,
Lieu blême où sanglote le jour.
Ils y courent comme des fous,
Saignant de n’être pas ailés ;
Puis s’en revienne désolés
De la porte fermée à tous
Espoirs certains, et résistant
À tels efforts pour t’enfin voir
En plein grand jour par un beau soir
Mué tôt en nuit douce tant !
Ah ! Limbes où non baptisés
Du platonisme patient
Vont, pitoyablement criant
Et pleurant mes désirs brisés.
- Décembre 1802.
VIII
La voix s’envole, mais le souvenir demeure.
Voilà bien le déjà quantième jour de l’an
Que tu me vois ici : le premier c’était en ***.
Ah ! mon amour est vieux déjà de plus d’un lustre ;
Et comme un qui s’accoude à même tel balustre
Et paresseusement resonge aux biens, aux maux,
Aux insignifiants événements, faits, mots,
Pensers, de cette part quelconque de sa vie,
Ainsi, moi, je souffre à nouveau colère, envie,
Trahison : je jouis après des jours, des jours
Et des jours et des jours et des bonnes amours
Et des espoirs remplis jadis, et de la vie
Enfin ! et malgré trahison, colère, envie !
Mais de tous ces memoranda le meilleur c’est
Toi, quand ta forme, aimée à l’infini, glissait
D’un pas léger malgré la majesté du buste
Vers moi tout rassuré dès lors par ta voix, juste
Au point par ma langueur loin de toi, douce voix,
Divine voix dont les gaîtés sont des pavois
Où trônent mes désirs triomphais en cette heure.
La voix s’envole, mais le souvenir demeure.
Ils me disent souvent, les gens,
Que tu n’es pas intelligente,
Eux, ce qu’ils sont intelligents,
C’en est une chose touchante.
Pas les vers que je te soupire,
Soit ! et cette fois je me rends !
Tu les inspires, c’est bien pire.
Chair
Chanson pour elles
Car tu vis en toutes les femmes
Et toutes les femmes c’est toi.
Et tout l’amour qui soit, c’est moi
Brûlant pour toi de mille flammes.
Ton sourire tendre ou moqueur,
Tes yeux, mon Styx ou mon Lignon,
Ton sein opulent ou mignon
Sont les seuls vainqueurs de mon cœur.
Et je mords à ta chevelure
Longue ou frisée, en haut, en bas,
Noire ou rouge et sur l’encolure
Et là ou là — et quels repas !
Et je bois à tes lèvres fines
Ou grosses, — à la Lèvre, toute !
Et quelles ivresses en route,
Diaboliques et divines !
Car toute la femme est en toi
Et ce moi que tu multiplies
T’aime en toute Elle et tu rallies
En toi seule tout l’amour : Moi !
[Fin du premier tome des Poèmes maudits de Paul Verlaine.]
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